Enzo : une oeuvre partagée

Dixième film de Laurent Cantet, si l’on compte Les Sanguinaires, téléfilm de la collection 2000 vu par, comme un film à part entière, Enzo a la particularité d’être également le cinquième film de Robin Campillo. Enzo a été entrepris par Laurent Cantet comme son nouveau projet, avant qu’il ne soit rattrapé par la maladie (un cancer) qui a fini par l’emporter en avril 2024. Il a confié son dernier film à son ami de toujours, Robin Campillo, réalisateur et coscénariste de la même génération, qui s’est chargé de le mener à bien. Une belle histoire d’amitié préside donc à cette création commune. A la croisée de deux oeuvres, faisant en cette année 2025 l’ouverture de la Quinzaine des Cinéastes, Enzo pose donc des questions passionnantes de cinéma, dont par exemple celle-ci, à qui appartient en définitive l’oeuvre, celui qui l’a conçue et portée ou celui qui l’a au bout du compte réalisée?

Enzo, 16 ans, est apprenti maçon à La Ciotat. Pressé par son père qui le voyait faire des études supérieures, le jeune homme cherche à échapper au cadre confortable mais étouffant de la villa familiale. C’est sur les chantiers, au contact de Vlad, un collègue ukrainien, qu’Enzo va entrevoir un nouvel horizon.

Entrés à l’IDHEC en 1983, Laurent Cantet et Robin Campillo ont fait partie de l’une des dernières promotions de cette école qui a précédé la Fémis. Ils y ont croisé et se sont également lié d’amitié avec un autre binôme créatif qui allait aussi se faire connaître dans le cinéma français, Dominik Moll et Gilles Marchand. Juste avant eux, c’était la promotion 1980-1983, celle d’Arnaud Desplechin, Pascale Ferran, Eric Rochant, Pierre Trividic, que quelques années plus tard, Noémie Lvovsky, issue de la première promotion de la Fémis, allait rejoindre. Entre ces deux groupes, apparemment peu d’affinités et une vision du cinéma différente, plus sociétale chez Cantet-Campillo, plus esthétisante chez Desplechin-Ferran. Ensuite, chacun a édifié son oeuvre, en collaborant souvent à celles de l’autre. C’est ainsi que, bien avant Enzo, Robin Campillo participe déjà quatre fois au scénario de films de Laurent Cantet, même si la réciproque n’est pas vraie.

Pour Enzo, ils ont à nouveau collaboré selon la même configuration, hormis le fait que, dans les derniers temps, Cantet, trop malade, a légué son oeuvre à son meilleur ami, afin qu’il puisse la faire aboutir. De manière troublante, Enzo commence ainsi comme un film de Laurent Cantet, avec une histoire de transfuge de classe, mais cette fois-ci inversée par rapport à Ressources humaines. En effet, dans cette première oeuvre marquante, Cantet montrait un jeune homme issu d’un milieu ouvrier qui, diplômé d’une grande école de commerce, devait mettre en oeuvre un plan de restructuration dans l’usine où travaille son père, Idem dans Arthur Rambo où Laurent Cantet décrivait un jeune écrivain issu d’un milieu modeste, célébré par l’intelligentsia parisiano-germanopratine. Dans Enzo, le changement de milieu social s’effectue dans l’autre sens : Enzo, issu d’une classe bourgeoise et privilégiée, décide d’aller travailler parmi les ouvriers, dans une sorte de recherche presque rossellinienne, cf. Europe 51, des vrais gens, du peuple sans la moindre notion péjorative. C’est la partie la plus passionnante du film lorsque Enzo, un peu contre l’avis de ses parents, et sans qu’une réelle motivation ne soit donnée, affirme sa volonté de rompre avec sa classe sociale, ou plus exactement d’en choisir une autre avec laquelle il se sent plus d’affinités. Il doit ainsi faire face aux regards plein d’incompréhension de ses parents (les excellents Pierfrancesco Favino et Elodie Bouchez) devant la résolution de leur fils.

En revanche, la seconde partie semble appartenir davantage à Robin Campillo, le jeune Enzo se laissant progressivement gagner par une fascination-admiration plus ou moins sensuelle envers son collègue ouvrier ukrainien Vlad. De par sa sensibilité, Campillo a en effet davantage creusé la thématique des relations homosexuelles (Eastern boys, 120 battements par minute), même si elle ne constitue pas forcément l’essentiel de son oeuvre. Le film bascule alors dans une romance plus prévisible qui se rapprocherait de Call out by your name, avec néanmoins une fascination inédite pour la guerre, la fonction de soldat et les armes. Il faudrait noter cependant en point positif, une jolie manière de photographier les décors naturels de La Ciotat, Campillo étant manifestement doué pour capter les ambiances ensoleillées, comme il l’avait fait pour L’Ile rouge. S’il faut parler de mise en scène, on constate surtout une manière de mettre en avant l’écriture des situations et des dialogues, comme si Campillo, un peu coincé par le fait de devoir respecter le scénario coécrit avec Cantet, devait absolument faire sentir ce respect et par conséquent faire ressortir absolument les dialogues qui apparaissent presque tous surécrits, où les intentions priment sur la vie qui devrait se dégager naturellement de l’ensemble. Campillo respecte un programme, celui qu’il avait convenu de mettre en oeuvre avec son ami, et cela bride toute tentative de laisser entrer un souffle de vie dans un scénario verrouillé.

Pourtant, en soi, Enzo n’est nullement déshonorant et demeure une oeuvre parfaitement estimable, hybride d’un tandem bicéphale, qui satisfera selon les séquences les admirateurs de l’un ou de l’autre des deux réalisateurs, sans contenter pleinement chaque groupe.

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RÉALISATEURS : Laurent Cantet et Robin Campillo 
NATIONALITÉ :  française
GENRE : drame
AVEC :  Eloy Pohu, Pierfrancesco Favino, Élodie Bouchez
DURÉE : 1h42 
DISTRIBUTEUR : Ad Vitam 
SORTIE LE 18 juin 2025