Enys Men : puzzle temporel

Le regard rivé vers la caméra, l’unique habitante d’une île située dans la mer Celtique perd le fil du temps. Le présent, le passé et le futur ne font plus qu’un, brouillant les repères et les codes du réel. Une confusion temporelle comme un puzzle malicieusement éparpillé par le cinéaste britannique Mark Jenkin (Bait), originaire de Cornouaille. Une intense expérience sensorielle, à l’identité visuelle et sonore marquée par le cinéma des années 70.

Dans une petite maison en pierre, une femme note depuis plusieurs jours ses observations concernant l’adaptation d’une plante sur une petite île isolée, non loin de la côte de Cornouaille. Ce 1er mai 1973, elle ajoute mécaniquement la même conclusion : « Aucun changement« . Biologiste volontaire, son rôle est notamment de noter chaque jour la température du sol. Un quotidien monotone dans un territoire sauvage, fait de vieilles pierres et de solitude. Sa radio lui permet de garder un contact avec le monde extérieur, notamment pour organiser ses réapprovisionnements. Une curiosité de l’île attire particulièrement son attention : un menhir qui trône en face de chez elle. Une roche qui aurait le pouvoir de conserver les souvenirs de moments passés. Une croyance locale, bonne à raconter aux touristes. Du jour au lendemain, de nouveaux habitants se mettent à parcourir l’île. Sont-ils réels ou simplement le fruit de ce menhir, fardeau tragique ?

L’île est parasitée par les apparitions, les souvenirs se confondent, les temporalités se croisent, avec comme lieu commun, la souffrance.

Avec Enys Men, le réalisateur Mark Jenkin façonne un univers aussi envoutant qu’esthétique. Sur cette île loin de tout, la routine est quelque part une source de réconfort : elle donne un cap, une forme de cocon protecteur. Chaque jour, la volontaire effectue les mêmes tâches, inlassablement. Elle vérifie la température et lance un caillou dans un puits menant dans une mine. Un lieu mutique, où le vent répond aux sons des vagues qui viennent s’écraser sur les rochers. Dans cet environnement paradoxalement en mouvement et invariable, le moindre changement se remarque. Après le 1er mai, le « may day » (au secours en anglais), des objets se mettent à apparaître : un ciré marin sur les rochers ou encore une planche appartenant à un bateau. En parallèle, du lichen commence à pousser sur une plante. Plus le temps passe, plus le champignon, connu pour sa grande capacité d’adaptation, s’étend. La biologiste n’est pas épargnée par la propagation. L’île est parasitée par les apparitions, les souvenirs se confondent, les temporalités se croisent, avec comme lieu commun, la souffrance.

Tourné en 16mm, le film multiplie les cadrages serrés, les plans fixes et les images incarnées, le tout dans un écrin « années 70 », façon Romero. Une œuvre décalée, habitée par un sens esthétique certain. Le réalisateur capte au plus près son environnement, pour mieux déceler les changements, les variations. Les motifs reviennent, se superposent, dans un montage envoûtant, entre temps long et tension soudaine. La maîtrise du cinéaste sur la forme ne s’arrête pas à l’image : comme le lichen, son emprise est totale et atteint même le son, enregistré dans un second temps. Il déforme et retarde les voix, fait s’entrechoquer les mélodies avec la nature. L’île est véritable un terrain de jeu pour Mark Jenkin, esthète en son royaume. Enys Men est un puzzle dont l’intérêt n’est pas tant d’assembler les pièces, mais plutôt de se perdre en les cherchant : un dédale hors du temps, fou, créatif et folklorique.

4

RÉALISATEUR : Mark Jenkin
NATIONALITÉ : Royaume-Uni
AVEC : John Woodvine, Edward Rowe, Mary Woodvine
GENRE : Epouvante
DURÉE : 1h30
Prochainement