Entretien avec Saim Sadik, réalisateur de Joyland : plaidoyer pour la tolérance

Le réalisateur pakistanais Saim Sadik m’a accordé un entretien, afin d’échanger sur son film, Joyland, qui sortira en salle le 28 décembre 2022. Présélectionné aux Oscars dans la catégorie du meilleur film étranger, ce long-métrage émouvant, ode à la liberté et à l’acceptation de soi et des autres, montre une certaine vision du Pakistan, partagé entre les valeurs familiales traditionnelles et une esquisse de changement des mentalités. En imprégnant son œuvre d’une pincée d’espoir et d’enthousiasme, Saim Sadik étudie ce sujet sociétal sous un angle nouveau, non traité au cinéma auparavant. Récompensé par la Queer Palm et le prix du Jury Un certain regard lors du Festival de Cannes 2022, Joyland séduit complètement, en montrant une société en légère mutation. À travers le récit de ses deux personnages principaux, le film choisit de montrer un pays s’ouvrant à la tolérance et faisant preuve de moins de rigorisme. Saim Sadik a répondu à mes questions avec franchise et clarté, afin de vous donner envie de découvrir ce magnifique film en salle.

J’ai eu l’occasion de voir Joyland quelques jours auparavant, lors d’une séance exceptionnelle au MK2 Quai de Loire. Il s’agit sans nul doute d’un des meilleurs films de cette année 2022. C’est une œuvre évoquant une problématique sociétale importante, à savoir la place des personnes transsexuelles dans la société. Souhaitiez-vous établir un regard critique sur la société pakistanaise ?

Cela dépend. Effectivement, ce que vivent les personnages reste évidemment difficile, et mon personnage masculin ne se sent pas à sa place dans ce système familial, mais il en ressort tout de même qu’il aime sa famille. Ce n’est pas totalement une critique, au contraire, je dépeins aussi le portrait d’une famille pakistanaise normale, comme je l’ai connue, avec un patriarche dominant, des femmes qui se sacrifient et sont dévouées. Cependant, Haider est bien la preuve que ce fonctionnement patriarcal peut être déstabilisé. En expliquant sa sexualité, je décris un personnage en dehors des conventions sociales, voulant s’affranchir de toutes ses responsabilités. Toutefois, je ne voulais pas réellement établir une critique, mais plutôt une nouvelle vision, sans remettre en cause le milieu familial. C’est une représentation d’une famille typique.

Haider et Madame Biba, les deux personnages principaux, sont-ils utilisés pour exprimer une volonté d’évolution des mentalités? En explicitant cette relation, est-ce une façon pour vous de vouloir changer les opinions ?

Faire évoluer, non, mais je développe mon propre avis à travers ce film. Ce que je raconte, c’est simplement un lien humain qui se tisse, plein d’honnêteté et de franchise. Ce n’est pas mon intention de faire bouger les choses avec ce film. Si cela se produisait, ce serait bien sûr parfait, mais je voulais juste raconter une histoire amoureuse sortant vraiment de l’ordinaire, et ouvrir la voie vers l’acceptation de la différence. Haider et Biba sont d’ailleurs utilisés comme exemples de personnes différentes. Je m’attache plus à la notion de différence, ainsi qu’au regard des autres, pourtant mon œuvre n’est pas militante.

Oui, en réalité, Joyland ne contient pas grand-chose de politique, mais veut l’ouverture à la différence et à la disparition du jugement, ce que vous expliquez dans ce film. D’ailleurs, ce sujet est important, et doit être diffusé au plus grand nombre de spectateurs dans le monde entier. Le personnage de Haider ainsi que celui de Madame Biba sont effectivement des moyens pour lever les barrières de la différence et accepter l’autre.

Comme vous le précisez, Haider ne semble pas se sentir à sa place dans ce système familial patriarcal, et fuit ses différentes missions d’époux et de père. Par ailleurs, il cherche sa sexualité, et trouve un certain équilibre auprès de Madame Biba. Cela crée une opposition entre le milieu transsexuel/homosexuel et ce modèle classique. Si Joyland n’a pas véritablement l’aspect d’une critique, est-ce plutôt une argumentation pour prouver que l’on peut être heureux en dehors de sa propre famille ?

Effectivement, ce n’est pas une vision critique. J’ai été élevé avec ces traditions, dans une famille unie et fonctionnelle. Je n’avais pas réellement l’envie d’en faire une mauvaise description. Le but de ce film n’est pas d’être à charge, mais démontre la volonté de changer d’environnement, ce qui n’est pas évident au Pakistan. Changer de milieu implique bien des difficultés, mes deux personnages le prouvent bien, eux qui souhaitent s’éloigner, se détacher des normes sociétales pakistanaises. On se rend bien compte que la tâche est complexe, et que cela peut modifier l’équilibre de la famille. Ensuite, le principal souci reste l’acceptation d’autres personnes, surtout dans ce cadre-là où la tolérance ne règne pas. Ce que je décris reflète la réalité, et oui, je dis bien qu’il est possible de s’épanouir, je l’explique assez bien dans ce film en mettant en lumière un rapport fusionnel, quasiment passionnel.

Ce que vous décrivez également, ce sont les émotions ressenties. De plus, vous opposez la joie d’Haider à la dépression de sa femme, Mumtaz. Ainsi, vous juxtaposez ces deux sentiments, ce qui donne un effet contrasté. Était-ce pour vous essentiel d’en parler ?

Oui, c’était nécessaire de les évoquer. Haider éprouve cette forme de joie au contact de Biba, ce qui lui permet de s’évader et de ne plus subir l’autorité de sa sœur. Son épanouissement dans sa relation avec Mumtaz est fragile et il veut absolument ressentir du bonheur et un bien-être. Je voulais que les personnages puissent partager cette joie au maximum, même Mumtaz. Malheureusement, elle finit par se retrouver dans une situation désespérée, tragique, mélancolique. Cela contraste énormément, mais c’est le résultat d’un schéma qui devient déséquilibré, entre une femme désireuse de fonder une famille et un homme en proie à des doutes existentiels et se cherchant un autre avenir, quitte à délaisser sa femme.

Oui, et il y a des scènes qui jouent sur l’opposition entre la joie et la dépression. Notamment quand Haider embrasse Biba, avec de petites lumières vertes qui viennent former un masque sur les visages… Tandis que les passages avec Mumtaz sont bien plus sombres et lents. À propos du titre, il peut être considéré comme étant ironique. Un passage de votre film nous montre un parc d’attractions, avec un grand huit, ce qui justifie bien le choix de Joyland. Ma dernière question sera l’utilisation de la couleur rouge. Au début du film, nous voyons une femme couverte de sang à la maternité. Elle était enceinte d’une fille. Ce rouge a-t-il été utilisé pour dire que la naissance d’un garçon reste préférable ?

En aucun cas, je n’emploie la couleur pour symboliser quelque chose, et je ne souhaitais pas non plus dire que la naissance d’une fille n’est pas souhaitable.

Pour finir, je précise que Joyland figure dans la présélection des Oscars 2023, dans la catégorie du meilleur film étranger. Il s’agit d’une bonne nouvelle qui permettra au film de bénéficier d’une visibilité plus large. Votre film mériterait cette récompense. Vous avez déjà un soutien avec Condor Distribution, espérons que votre film pourra concourir aux Oscars. En tout cas, et ce quoi qu’il arrive, je suis certain que Joyland bénéficiera d’un grand succès.

Entretien réalisé par Sylvain Jaufry le 6 décembre 2022

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