Entretien avec Mia Hansen-Løve : la vie, plus grande que le cinéma

Mia Hansen-Løve ne semble pas croire au hasard. Si elle reconnaît qu’il en existe une part dans la rencontre amoureuse du début de son nouveau film, Un Beau matin, entre ses personnages, Sandra et Clément, elle se méfie généralement du hasard et n’y croit pas vraiment. D’après elle, ce mot désigne souvent un artifice. Cette rencontre aurait pu ne pas arriver ; néanmoins, selon Mia, si ce n’était pas arrivé à ce moment, cela serait arrivé plus tard. Ce qui n’est en revanche pas un hasard, c’est ce besoin d’être dans la vie, de se sentir vivant(e) au moment où Sandra est confrontée à la maladie de son père. De cette maladie, on ne peut réchapper car, même si elle n’aboutit pas à une mort immédiate, elle se traduit par un long déclin. Or, au moment où on se confronte à ce désespoir, on peut également ressentir un besoin vital de saisir ce qui existe de plus vivant. Sandra n’a pas forcément conscience qu’elle est en train de tomber amoureuse. Peut être que, sans la maladie de son père, Sandra ne serait pas tombée dans les bras de ce garçon. Le hasard est ici l’expression d’une nécessité.

Dans Un Beau matin comme dans ses autres films, la réalisatrice raconte le caractère confus de l’existence en lui donnant un cadre avec un début et une fin, une limite et un ordre.

Pour Mia Hansen-Løve, faire des films est un processus extrêmement cathartique. Elle revient ainsi sur son passé, le déclin de son père et la souffrance qu’elle a ressentie. La douleur est donc forcément présente lorsqu’elle se replonge dans des scènes de souffrance qu’elle a vécues. Néanmoins, elle choisit volontairement de se replonger dans ces expériences douloureuses en réalisant ce film. Contrairement à ce que ses films pourraient laisser penser, elle n’éprouve pas de nostalgie à l’égard de ces moments. Certes, elle revit des émotions, mais le cinéma lui permet heureusement de les mettre à distance. Le film crée un écran, un bouclier. Ainsi à travers les fictions, elle crée une doublure à la vie, une doublure protectrice qui lui permet d’entretenir avec ces souvenirs douloureux un rapport apaisé à partir du moment où elle en a fait une fiction. En éprouvant un véritable plaisir à travailler avec ses acteurs, Mia ressort de ce processus de création profondément apaisée. Elle ira jusqu’à affirmer que réaliser des films la rend plus sage et philosophe qu’elle ne l’est naturellement.

En revanche, le fait de présenter ses films lors d’avant-premières s’avère difficile et éprouvant, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’oeuvres autobiographiques. Le fait de se montrer à ces soirées est assez terrifiant, ce que Mia ressent immensément. Elle ressent à ce moment une forme d’impudeur alors qu’elle considère être une personne très pudique. Elle va jusqu’à évoquer une forme de honte lorsque la presse considère que ces films sont des autoportraits. Or, même si se mettre ainsi à nu devant le grand public se révèle effrayant, Mia n’a pas le choix. Elle ne sait écrire que sur le chaos de sa vie car c’est ce qui l’habite et prend toute la place en elle. Elle aime ainsi donner de la forme à l’informe car le chaos intérieur est informe et pour elle, le cinéma opère un travail de clarification. Dans Un Beau matin comme dans ses autres films, la réalisatrice raconte le caractère confus de l’existence en lui donnant un cadre avec un début et une fin, une limite et un ordre. Elle rend ce chaos visible et intelligible pour tous.

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Ses films passent assez rarement par le langage. Les dialogues ne servent pas véritablement à exprimer ce que les personnages ressentent. Ils sont volontairement un peu superficiels, expriment surtout les relations de la vie quotidienne alors que la signification des scènes se fait comprendre et ressentir par d’autres biais que les mots. Depuis son premier film, Tout est pardonné, Mia a compris que le cinéma était son unique moyen d’expression véritable, en restituant ses sentiments et états d’âme. Le cinéma retranscrit ce qu’elle ressent. Cependant, comment a-t-elle découvert qu’elle pouvait exprimer ses émotions autrement que par la parole ou l’écriture?

Pour revenir sur les origines de sa vocation, Mia doit remonter dans son passé. En fait, elle a compris de manière précoce que son père était un écrivain « empêché ». Il a lui-même perdu tôt son père qui s’est suicidé, ce malheur ayant déterminé énormément sa propre existence mais aussi celle de sa famille. Son père a ainsi dû travailler jeune et enseigner. Or Mia a toujours pensé que son père aurait dû être écrivain mais qu’il n’avait pas pu assumer sa vocation. Elle a grandi en pensant que, ce que son père n’avait pas pu exprimer en raison des contraintes de son existence, elle pourrait l’exprimer à sa manière et à sa place. Néanmoins la question subsiste de savoir pourquoi Mia Hansen-Løve a choisi le cinéma comme moyen d’expression.

Sur la raison du choix de ce support, elle est très lucide. Ce qui a été déterminant pour elle, c’est d’avoir joué dans un film d’Olivier Assayas {Fin août, début septembre, NDLR]. lorsqu’elle était adolescente. Les directeurs de casting étaient venus chercher de jeunes acteurs dans son cours de théâtre ; elle a été repérée et ensuite engagée. Adolescente, Mia était une éternelle mélancolique. Or, en faisant l’expérience du plateau de cinéma et de la fiction, et en y constatant que le cinéma était une forme d’intensification de la vie, en particulier en observant Olivier Assayas travailler, elle a vu comment le cinéma reflétait la vie, parlait de la vie et en même temps d’une façon permettant de se libérer de soi-même. Mia a ainsi ressenti un sentiment de libération lorsqu’elle a pu jouer ce rôle, avant même de songer à créer. Ce moment a représenté pour elle un véritable bouleversement. C’est en vérité cette expérience, qui lui a fait réaliser que le cinéma était le mode d’expression qui lui était destiné. Mia Hansen-Løve n’a pour autant pas suivi d’études de cinéma mais ne le regrette pas car cette omission a préservé son mythe initial : une version idéalisée de ce qu’elle a vécu physiquement sur son premier plateau de cinéma. C’est ainsi que lorsqu’elle a écrit son premier film, il s’agissait pour elle de retrouver ces émotions et cette liberté ressenties en jouant. Elle l’a compris ce jour-là : elle se sent plus vivante sur les plateaux de cinéma car le cinéma représente le présent dans la mesure où il consiste à faire du présent avec du passé.

Dans beaucoup de ses films, Mia ne se concentre pas sur une émotion et aime à les faire se côtoyer et se juxtaposer. Elle cite alors Rohmer qui fait dire à l’un de ses personnages : « C’est la variété de la vie qui me réconforte » Mia Hansen-Løve croit que le désespoir a sa place mais qu’il n’a pas le dernier mot et que la vérité n’est pas là. Elle considère que, même lorsque l’on se trouve dans le malheur, quelque chose d’autre demeure possible. C’est pour cela qu’elle a fait dans Un Beau matin, comme elle le fait dans presque tous ses films, coexister deuil, mortalité et cruauté de la vie avec une légèreté ambiante. Car elle insiste sur ce point, amener des éléments plus lumineux pour adoucir les contours de l’histoire douloureuse ne constitue pas un artifice, mais c’est la réalité telle qu’elle la perçoit.

Mia Hansen-Løve croit que le désespoir a sa place mais qu’il n’a pas le dernier mot et que la vérité n’est pas là.

La réalisatrice cite ensuite Truffaut qui considérait qu’il existait deux types de films : ceux qui montrent la vie telle qu’elle est et ceux qui montrent la vie telle qu’on aimerait qu’elle soit. Lorsque Mia écrit ses films, elle se trouve tiraillée entre ces deux idées. Il existe donc une tension dans son processus de réalisation et in fine dans ses films entre le compte rendu de de la vie telle qu’elle est et la conscience profonde que la vérité n’est pas univoque. Tout se joue dans cette tension ou cet équilibre entre une volonté de montrer la vie réelle mêlée à un désir de clarté et de lumière.  

L’écriture de ses films est de nature impressionniste ; ses films se résument souvent à des portraits d’un ou plusieurs personnages. D’une certaine manière, elle s’identifie à un peintre qui crée davantage des portraits que des histoires. Pour arriver à ces portraits, elle additionne plusieurs moments qui, mis bout à bout, racontent la façon dont le temps passe mais sans être articulés autour d’une logique dramatique et traditionnelle de scénario. La question du rythme et de l’enchainement des séquences est là mais Mia s’efforce de la résoudre, en suivant sa propre logique, en essayant de trouver son propre langage. Elle ressent d’ailleurs comme une grande chance de n’avoir pas fait d’école de cinéma, ce qui a pour effet qu’elle ne connaît pas les règles d’usage ni les conventions. Par la force des choses, elle a donc fait confiance à ses intuitions et a élaboré son propre langage.

Elle travaille l’enchainement des scènes sans faire peser le début et la fin pour qu’on ait toujours le sentiment que la vie est plus grande que le cinéma et que le cinéma ne fait que rentrer dans une partie de la vie.

Lors du processus de montage de ses films, elle souhaite pouvoir rentrer et sortir des scènes de façon impromptue pour que le spectateur ait la sensation de rentrer et sortir d’une scène de vie, et non de la vivre du début jusqu’à la fin. Elle les monte de sorte qu’on ressente que la scène a commencé avant et qu’elle continue après. Couper la scène juste avant qu’on la voie se terminer, tel est son credo. Elle travaille l’enchainement des scènes sans faire peser le début et la fin pour qu’on ait toujours le sentiment que la vie est plus grande que le cinéma et que le cinéma ne fait que rentrer dans une partie de la vie.

La question du langage est essentielle dans Un Beau Matin autant que dans la vie de Mia. Dans le film, elle montre le moment où son père a perdu la capacité du langage et où, telle une traductrice, elle a dû compléter ses phrases pour continuer à communiquer avec lui. Elle a grandi dans une famille pour qui la parole et la pensée sont essentiels. Ses deux parents étaient professeurs de philosophie mais son père accordait tout autant d’importance à la poésie. Les mots, l’écriture et le souci de la clarté ont ainsi eu une importance considérable dans son enfance et son éducation. Comme c’était le cas dans sa vie, les personnages d’Un Beau Matin sont réservés ; souvent, ils ne savent pas exprimer leurs sentiments, Les choses ne s’expriment pas ici de manière littérale. Mais cette circonstance est directement reliée à l’importance des mots, ce qui représente une part non négligeable de la cruauté du film. En effet la personne qui lui a transmis cette obsession de la clarté, son père, c’est aussi celle qui qui a été affectée de cette maladie dégénérative et a perdu ce sens de la clarté. Il existe donc une contradiction dans le film entre d’une part, la clarté qui l’anime et d’autre part, un personnage qui perd la tête. Dans la réalisation de son film, Mia se devait d’être d’autant plus claire et limpide que son père ne pouvait plus l’être. Ce processus permettait de rattraper quelque chose qui s’est perdu. D’où l’importance tout au long d’Un Beau Matin du rapport à la parole. Dans le film, se passe un moment essentiel et très important pour Mia, celui où son père lit un extrait des carnets qu’elle a récupérés de lui. C’est en effet le seul moment où son personnage est en pleine possession de ses moyens. Il s’avérait essentiel pour la réalisatrice qu’il y ait au moins un moment où le spectateur puisse entendre ces mots écrits par son père alors qu’il n’avait pas encore perdu sa clarté d’esprit. C’était important de donner à voir ce que cet homme était avant la maladie. Ce moment-là est une porte ouverte vers la personne qu’il a vraiment été.

Mia est consciente que son cinéma n’est pas véritablement consensuel. Lorsque l’on réalise des films, il ne faut d’ailleurs jamais s’attendre à faire l’unanimité. Néanmoins, Mia se raccroche au fait assez singulier que ses films sont souvent mieux reçus et appréciés à l’étranger, qu’en France, ce qui s’avère paradoxal, car à l’étranger, les gens ne la connaissent pas. Cet élément a pour elle un caractère extrêmement rassurant dans la mesure où elle rencontre des gens qui n’ont aucune idée de son identité, de son passé ni du fait que ses films pourraient être autobiographiques. Ainsi, si une personne, et d’autant plus un étranger qui ne connaît pas son histoire personnelle, lui fait part de l’émotion ressentie face à son film, cela lui suffit amplement et lui permet d’avoir confiance dans le fait qu’une dimension de son film dépasse réellement l’autobiographie. Selon elle, on peut réaliser des films très personnels et accéder à une forme d’universalité. Il faut concevoir et réaliser les films en étant sincères et entiers, sans se laisser intimider par les injonctions de l’époque ; c’est la seule manière de les faire sans être terrifié. C’est par cet apprentissage de sa quête personnelle et cette vision de l’art que Mia a appris à se protéger de la peur.