©REUTERS/Stephane Mahe
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Entretien avec Albert Serra, réalisateur de Tardes de soledad : au royaume de la fantaisie

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ardes de la soledad sort au cinéma ce mercredi 26 mars. En signant son premier documentaire, le réalisateur de Pacifiction, ne renie rien de la puissance de ses images en proposant une immersion hypnotique, en Espagne, dans le milieu de la tauromachie en suivant le travail dun des toréadors les plus influents de sa discipline : Andrés Roca Rey. Saut dans l’arène du cinéma d’Albert Serra qui revient sur les recettes de son art.

Avec Tardes de soledad, vous confirmez votre place parmi ces cinéastes que l’on pourrait qualifier de “ralentisseurs” — Kelly Reichardt, Bruno Dumont, Apichatpong Weerasethakul, Hamaguchi… À rebours de la société du flux, votre cinéma, comme le leur, s’attache à retenir les corps, à les asseoir, à les ralentir, pour mieux les ausculter. Votre personnage principal oscille entre la chambre, le taxi et l’arène, des espaces où tout paraît contenir ses mouvements. Même lorsqu’il torée, Andrés Roca Rey, artiste et athlète à la fois, évolue dans un temps ralenti, comme un “animal professionnel” avançant à contre-rythme. Qu’est-ce qui se joue, pour vous, dans ce ralentissement à l’oeuvre ?  

C’est très simple : un petit peu de ralentissement, ça crée de la fantaisie. Si on ne le fait pas, on reste trop proche du quotidien. Le quotidien, c’est le langage des séries TV où on se dispute, où on crie et ce sont souvent de mauvais acteurs qui réalisent ces simagrées. Je ne dirais pas que le ralentissement est le seul moyen de parvenir à la vraie poésie du cinéma, mais en jouant sur le rythme, c’est sans doute l’un des seuls moyens de créer un état parfois irréel – en inventant un rythme qui s’éloigne du quotidien – et à la fois, si les acteurs sont bons et précis, alors la fascination peut se mettre en oeuvre. Je tiens à préciser que ces expériences sont possibles dans les salles de cinéma parce que c’est le lieu d’expérimentation de ces ralentissements, c’est le lieu où nos corps et nos esprits peuvent l’accepter. Tout ça, c’est lié à notre concentration, à la taille de l’écran dans la possibilité de découvrir des détails. Sur le petit écran, celui de nos téléphones par exemple, ne pouvant percevoir les détails, on en vient à ne suivre que l’action du film. Et si cette action, sur petit écran, ne correspond pas au rythme réel, alors on peut s’ennuyer puisqu’on n’a plus rien à recevoir. Dans les cinémas, la multiplicité simultanée des détails commis dans les films avec une certaine sophistication, permet de découvrir notre plaisir et notre façon de voir le monde. C’est ça qui en fait toute la richesse. C’est comme lire un livre. Un livre, ce n’est pas la réalité, c’est la construction d’une réalité avec des codes, un langage, mais ça peut nous donner une sensation de la réalité, parfois plus forte que la réalité elle-même. Faire un film, c’est l’idée d’être dans l’artifice, mais en même temps, si la mise en scène et la direction d’acteurs sont pointues, alors on peut rester dans l’organique et la poésie en même temps. 

On retrouve dans Tardes de soledad, comme dans plusieurs de vos films, l’idée d’une structure en vase clos. Dans Pacifiction, c’est l’insularité de Tahiti ; dans Liberté, c’est la forêt dont on ne sort presque jamais. Ici, c’est l’arène, le taxi et l’hôtel. Cet isolement est à la fois géographique — produit par le montage — et plastique, créé par le cadre serré qui enserre les corps. Quentendez-vous produire à travers cette mise en isolement ? Qu’est-ce que cette clôture de l’espace vous permet d’observer ou de révéler ?

Avancer dans une structure en vase clos permet d’accentuer la concentration en direction des détails pour éviter la dispersion. Habituellement, on est déjà suffisamment stimulé pour suivre une histoire complexe chargée de péripéties. En faisant ça, on perd la discipline de regarder les détails. Dans de nombreux films, si on a plusieurs espaces, c’est toujours tabula rasa. On recommence à zéro, tout le temps. Évidemment, c’est stimulant car il y a plus de nouveautés, mais ça ne sert à rien. Combien de films, on regarde et on se dit : “Putain, j’ai l’impression que ça fait une heure et, finalement j’en suis qu’à vingt minutes” ? Il y a une telle multiplicité de plans, que ça fatigue. On a tendance à oublier qu’on n’a pas besoin de beaucoup d’éléments pour créer un monde parallèle. Un film, c’est une œuvre d’art autonome qui crée un monde autonome qui se dégage de la réalité. Le huis clos permet de donner de la cohérence, de la solidité à ce monde. C’est comme une sculpture à laquelle on donne de plus en plus de densité. C’est ça un huis clos, ça permet d’ajouter de la complexité à ce qu’on voit déjà. 

Vous opérez une distinction nette entre un certain cinéma de divertissement et le vôtre. J’ai l’impression que vous pratiquez un art intempestif, au sens où il refuse de coller à son époque. L’immobilité, le huis clos, mais aussi vos choix de mise en scène souvent radicaux — jusqu’à aborder un sujet moralement controversé comme la tauromachie — semblent aller à rebours des normes narratives, esthétiques ou morales dominantes. Selon vous, une œuvre d’art, doit-elle inventer ses propres lois ? 

Je pense. C’est certain. Il y a des lois internes dans toutes les œuvres qui permettent de générer de la fantaisie. C’est cela qui m’intéresse. Pour le reste, je m’en fous d’être dans un autre temps, ça ce n’est pas mon problème. Que ce soit dans le temps présent ou dans le temps passé, on doit toujours être dans le royaume de la fantaisie. Évidemment, ce royaume doit également être celui de l’esthétique. L’esthétique, je la construis avec mon côté formaliste. Il faut que ce royaume accouche de nouvelles visions. Moi-même, lorsque je réalise un film, je veux être surpris par l’avancement de ce dernier, par les acteurs. C’est pourquoi je me force à n’avoir rien à dire, à n’avoir aucune intention. Avec la tauromachie, c’est très clair, je n’avais aucun avis. Je voulais positionner les caméras et voir ce qu’est la tauromachie. Le travail vient après, avec le montage pour construire le film. À part ça, je n’ai rien à dire. Si j’avais quelque chose à dire, j’écrirais un essai. Moi, je ne sais rien de la tauromachie, je ne sais rien de la Polynésie. 

Puisque, dans votre démarche, l’écriture occupe une place moindre par rapport au tournage et surtout au montage, comment envisagez-vous malgré tout le travail de scénario ? Quel rôle lui attribuez-vous en amont ? 

Actuellement, j’écris un scénario sur l’éternelle rivalité entre la Russie et les Etats-Unis (titre provisoire : Out Of This World). Pour l’écrire, je ne me suis absolument pas renseigné sur quoi que ce soit. Tout ça, ça s’est créé dans ma tête. Bien évidemment, j’ai mon “background”, mais je ne vais rien vérifier. Si j’invente des détails, je ne vais pas vérifier la véracité de ce détail. Je m’en fous de ça. Faire un film, c’est une attitude. Ma méthodologie de montage impacte ma méthodologie de tournage. J’utilise trois caméras, en continu, sans donner le scénario aux acteurs. Tout ça, c’est cohérent avec l’idée de n’avoir rien à dire. Faire un film, ce n’est pas un événement, c’est de l’événementiel. Ce qui compte, c’est la préparation artificielle d’un dispositif pour qu’on s’amuse tous, les techniciens et moi-même. C’est quelque chose de faux, d’irréel et j’adore ça. Il y a une part de danger, il y a une tension prégnante et les acteurs, comme ils n’ont quasiment aucune relation avec moi sur le tournage, ils ont une pression très forte de l’artistique. Comme je n’ai rien à dire, ils sont obligés d’apporter des choses. Lorsqu’ils ont un scénario très précis entre les mains, les acteurs sont là pour l’illustrer. Avec moi, ils n’ont rien entre les mains donc ils sont obligés de me donner quelque chose, de donner quelque chose au film. De mon point de vue, les acteurs reçoivent trop d’argent, mais avec mon dispositif, j’ai l’impression de les faire payer le prix cher. Après tout ce qu’ils me donnent, c’est à moi d’agencer le tout pour en faire une continuité esthétique. Être acteur sur mes plateaux, c’est pas agréable. 

En brisant la zone de confort de l’acteur, vous brisez aussi la zone de confort du spectateur. 

C’est ça. Vous savez, mon obsession, c’est de faire perdre aux acteurs le contrôle de leur propre image. C’est ça qui me fascine. Même dans le cadre d’une fiction, on trouve des moments de vérité plus réels que dans la réalité même. Tout ça, c’est valable si je n’impose rien à ce qui fait face à l’objectif de la caméra. Dans mon cinéma, hormis le talent des chefs opérateurs, il n’y a rien derrière la caméra. Il n’y a aucune idée. Je suis nul. Je ne sers à rien. Mon travail, c’est de choisir les acteurs, d’écrire le scénario et de faire le montage. Avec le temps, je suis surpris du système de direction d’acteur invisible que j’ai inventé. Il donne de bons résultats, car les acteurs sont très bons dans mes films. Il n’y a pas de mauvais acteurs dans mes films, pas de mauvais dialogues. Certes, on peut trouver du ridicule mais le sublime n’est jamais loin. En regardant mes images avec attention, par cette absence de contrôle, il y a toujours quelque chose qui nous défie. Il y a une hésitation. Peut-être parce que je ne travaille jamais uniquement qu’avec le personnage. Je travaille avec le personnage, avec l’acteur, avec la personne. Je travaille plus avec la personne sans jamais communiquer avec elle. J’aime aussi travailler avec les acteurs, ça m’arrive. Étant donné que certains sont très vaniteux, là, on peut avoir notre petit plaisir à les torturer dans leur vanité. Cela les déstabilise, ils n’aiment pas ça, mais moi j’aime ça. 

Dans vos fictions, vous jonglez avec plusieurs strates — personnage, acteur, personne. Tardes de soledad, en tant que documentaire fondé sur l’improvisation, déplace ce rapport. Comment la relation avec Roca Rey s’est-elle inventée ? Vous êtes-vous retrouvé, malgré tout, à le diriger comme une figure de cinéma plus que comme un sujet documentaire ? 

Finalement, il n’y a pas eu de différences notables puisque mon processus de fabrication des œuvres de fiction était déjà très proche de celui du documentaire : trois caméras, ne pas parler avec les acteurs ou au minimum, la liberté pour chaque chef opérateur de capter la partie de la réalité qu’il préfère. Mon système de captation documentaire est présent dans toute ma filmographie. Là, c’est peut-être un peu plus radical. En même temps, comme le torero et tous les protagonistes du film sont dans une pression constante relative aux multiples dangers, aux risques, ils sont obligés d’avoir une perte de contrôle. Cette pression est tellement forte qu’elle rejoint la pression que je peux mettre à des acteurs lors du tournage d’une fiction. Là, les acteurs n’en avaient rien à foutre de moi, mais ils avaient une pression beaucoup plus forte que celle que je peux installer sur mes tournages. Là, je délègue, c’est le taureau qui exerce la pression, qui ajoute de l’imprévisible à toutes les scènes dans l’arène. Mon travail sur Tardes de la soledad, c’était de sublimer la plastique du film. Dès qu’on a décidé d’aller dans l’intimité avec des plans serrés, avec la captation des dialogues par des micros, tout a été parfait. Les acteurs avaient d’autres problèmes à résoudre que celui du film. Ensuite, on a la chance d’avoir fait un bon casting, on a choisi le bon torero, il est grand, il est photogénique. Puis, après le tournage, on a découvert que cette cuadrilla est très drôle. On n’avait jamais entendu les dialogues durant le tournage. On a tout découvert après le tournage et ça a permis d’ajouter une couche supplémentaire. Ils ne cessent d’avoir des phrases grandiloquentes, plus ridicules les unes que les autres, et en même temps, c’est rempli d’humanité. Dans la manière qu’ils ont de se regarder, dans les petits mots qu’ils utilisent, on sent la fraternité forte entre eux. À certains moments, ça peut virer vers un côté homoérotique, je ne dis pas le contraire, mais cette originalité, aucun scénariste n’aurait été capable de l’écrire. Ça ne peut pas sortir d’un cerveau, ça. Ce sont des êtres vivants, presque pittoresques, qui viennent d’une autre époque. Dans le monde de la standardisation, de l’uniformisation actuelle, tout le monde veut ou tout le monde prétend dire les mêmes choses, sentir les mêmes choses, acheter les mêmes objets, aller dans les mêmes restaurants etc. Là, je n’ai jamais vu ces personnes regarder un portable durant tout le tournage. J’avais l’impression que c’était des gens d’une autre époque. Ça rend le film encore plus passionnant puisqu’on parle de rituels, de rituels sacrificiels, ce qui me ferait dire qu’on ne parle pas de modernité, mais en regardant mon film, on peut se dire “putain, c’est le contraire.” Peut-être que c’est plus nécessaire que jamais, et peut-être pas, je ne sais pas, je ne sais rien, je ne veux pas aborder ces questions-là avec un point de vue sociologique, mais si on regarde avec attention, dans ce film, il y a des images assez inédites pour notre monde. 

Pourtant, la tauromachie est chargée d’un certain folklore.

Quand j’ai fait le montage, avec les attitudes des uns et des autres, avec les contrastes entre le raffinement du torero, ses mouvements, ses costumes et la brutalité, la cruauté, la violence de la tauromachie, c’était déjà gagné ! Le contraste est au cœur de ce sujet qui a déjà quelque chose en lui d’intéressant. Il ne faut pas être un génie, mais personne ne le faisait… Tout le monde a peur de s’y plonger, car les gens vont être contre. Quand j’ai démarré la production du film, j’y ai pensé, à ces fans qui, potentiellement, pouvaient être contre ce sujet, qui allaient le mépriser. Il ne faut pas toujours écouter les gens. Puis, comme le film est formaliste, finalement ça attire assez peu de critiques. Celles et ceux qui assistent à mes films ont une expérience cinématographique pure. Chacun peut y trouver son plaisir. Comme c’est fait avec une telle honnêteté morale, finalement on peut dénicher des arguments pour et des arguments contre la corrida. Je n’ai pas évité les moments les plus douloureux, les plus violents. Il faut savoir trouver de la beauté même dans la plus grande cruauté. Pasolini, par exemple, a même réussi à trouver de la beauté dans l’abjection. Dans le cas de la corrida, on ne peut pas parler d’abjection. On peut parler de cruauté, mais il y a une forme de noblesse, de courage qui est à l’œuvre malgré des conséquences désagréables pour certains, comme la mort du taureau. C’est ça qui rend le film complexe.

Vos films semblent toujours capter une fin de cycle, un monde qui s’éteint, comme si la décadence était le prisme naturel de votre regard. La tauromachie vous a-t-elle inspiré la même intuition, celle d’un art ou d’un rite au bord de sa disparition ?

Un peu. Comme le film existe grâce au torero – et les toréadors n’aiment pas penser que leur profession va disparaître – je n’aime pas dire ça, mais c’est vrai que j’ai senti qu’il n’y aurait peut-être pas beaucoup d’autres occasions à saisir pour réaliser ce type de film sur la tauromachie. Aujourd’hui, sans parler de décadence, on peut dire qu’il y a un écart de la tauromachie avec la société. Cet écart va peut-être s’agrandir dans le futur, mais je ne pense pas qu’on verra disparaître la corrida. Cela peut devenir une activité de niche avec des grands défenseurs parce qu’ils considèrent qu’il y a quelque chose de très important dans l’allégorie de la corrida. Aujourd’hui, je ne dirais pas décadent mais peut-être crépusculaire. Il y a un monde qui commence à disparaître et un autre monde qui est en train d’apparaître. Là-dedans, du point de vue narratif, c’est déjà un élément dramatique et ça remplit le film de détails liés au commencement et à la fin. N’oublions pas que la potentielle fin de la corrida peut aussi amener à la création d’une discipline encore plus dure. Actuellement, avec la politique d’extrême droite en Europe et ailleurs, avec un personnage comme Donald Trump, ces derniers ressuscitent des valeurs que nous estimions dépassées et vouées à disparaître il y a quelques années. On ne sait pas pour la tauromachie. En fin de compte, je trouvais ça intéressant pour la postérité de laisser quelques images afin de donner à voir et à sentir une atmosphère et des sensations propres à un monde sur le déclin. C’est un documentaire, alors il fallait documenter.