Entre les lignes : la douloureuse naissance d’une écrivaine

C’est un changement de cap remarquable pour Eva Husson. Après Bang Gang et les Filles du soleil, la Française revient tout en délicatesse avec un film toujours féministe mais on ne peut plus british. C’est peut-être ce qui l’a – en partie – motivée à adapter le roman Le dimanche des mères, de Graham Swift, lauréat du prix Hawthornden 2016. En réalité, si le début d’Entre les lignes laisse présager une énième histoire d’amour impossible dans l’Angleterre aristocratique rurale du siècle dernier, la réalisatrice déjoue les attentes et propose des trajectoires nouvelles. Un vent de fraîcheur qui n’ôte au long-métrage ni sa force dramatique, ni le charme du cottage.

Il était une fois Jane Fairchild (Odessa Young), une belle orpheline devenue domestique dans le manoir d’une famille noble, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Au détour d’une rue, elle rencontre Paul (le lumineux Josh O’Connor), jeune homme charmant et fils héritier de l’autre grande dynastie du comté. Ils s’éprennent l’un de l’autre et entretiennent une relation secrète, tendre, intime. Coup de tonnerre, Jane apprend un jour que Paul doit se marier avec une autre. C’est alors que le récit, conté par une Jane plus âgée devenue écrivaine, sort des sentiers battus.

Un film sobre et subtil, qui évite l’écueil de la nostalgie

Comment représenter l’amour différemment dans une fiction historique, sans anachronisme ? Comment dire les inégalités – de classe, de genre – sans y enfermer ses personnages ? En travaillant la chorégraphie des corps, notamment les scènes de nudité où affleurent une douceur et une attention à l’autre qui abolissent les barrières sociales. Eva Husson ne nie pas le fossé qui sépare les deux amants ; au contraire, elle s’emploie à montrer les points de contact que l’amour crée entre leurs mondes respectifs. Cette relation dessille le regard de Jane, elle la fait passer de l’autre côté du miroir. Dans une scène sublime, elle se promène alors seule après le départ de Paul, nue, dans l’immense bâtisse des Sheringham : pendant de longues minutes, elle observe, flâne, touche les objets, mange, boit, rote. Plus que les lieux – qu’elle fréquente en tant qu’employée de maison -, elle s’approprie une nonchalance, une légèreté et une oisiveté qui ne lui appartiennent pas.

Le drame ne survient pas là où on l’attend. Quand il percute les protagonistes, il révèle l’absurdité et la vacuité des règles qui régissent leur vie de nobles de province. Quant à Jane, cette douleur la transperce mais ne la détruit pas : comme le lui dit si maladroitement sa patronne, l’orpheline de naissance a « la chance de n’avoir rien à perdre » : ni famille, ni argent, ni réputation… Ce sera donc un moment fondateur pour Jane, le début d’un processus d’émancipation qui s’achèvera par l’écriture. Peu à peu, la temporalité de la narration – quelques années plus tard – prend plus de place. Alors, se dessine en creux le portrait d’une femme qui transfigure les épreuves de sa vie dans ses oeuvres. Sans verser dans le happy end, Eva Husson esquisse ici la trajectoire d’une écrivaine que rien ne prédestinait à écrire. Petit bémol, la réalisatrice ne résiste pas à un mot de la fin quelque peu superflu.

Entre les lignes navigue donc entre la mort annoncée d’un monde sur le déclin et la naissance d’une autrice. De ce double mouvement nait un film sobre et subtil, qui évite l’écueil de la nostalgie.

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3.5

RÉALISATEUR : Eva Husson
NATIONALITÉ :  britannique
GENRE : drame
AVEC : Odessa Young, Josh O'Connor, Olivia Colman, Colin Firth
DURÉE : 110 minutes
DISTRIBUTEUR : Condor
SORTIE LE 4 octobre 2023