En nous : en eux…toujours vivants!

Lycée Diderot, 13e arrondissement de Marseille, 2011-2021, elles et ils sont là… eux, ces « nous » Princesse de Clèves, ces « Nous sommes toujours vivants ». Ce sont Armelle, Cadiatou, Morgane et Laura jumelles, Albert, Sarah, Abou, Anaïs, Virginie ou Albert comme ce pourrait être tous ces enfants, adolescents devenus adultes, issus de l’immigration ou de souche populaire, soit êtres défavorisés à la base, alors qu’ils sont la base. C’est qu’on ne s’était pas demandé ce qu’ils étaient devenus… Car au pire en prison, au mieux au chômage, idées reçues d’une société discriminante bien présente. Pourtant face à la normalisation de la pensée, des enseignants (et bien d’autres) œuvrent à la réussite de tous, au bien-être des élèves, à la mémoire d’une scolarité pouvant être synonyme d’insertion dans une société pourtant stigmatisante selon la couleur, le genre, l’origine, le milieu. C’est de nouveau Emmanuelle, fidèle au poste, que l’on retrouve, l’enseignante de français qui fait lire, jouer, filmer, aller au musée, qui fait aimer l’école, soit qui fait s’aimer les élèves eux-mêmes, et même si elle en bave : assassinat d’un prof, réduction des moyens, budgets, stagnation des salaires, désespérance des cris dans la cour, épidémie, crise, masque… faut gérer, et pareil ou pire dix ans plus tard. Elle est là, ils sont en elle, dira-t-elle, en voix off comme pour traduire que le personnage voué à être le plus lumineux de par sa fonction reste(ra) aussi le plus sombre… fourmi qu’il est Entre les Murs de sa micro-société.

Régis Sauder est un spécialiste du lien comme du liant, son œil capte tout ce qui relève de la transmission, et son film devient un transmetteur : celui qui exprime ce qui fait société

Alors commence, en alternance, histoire de les reconnaître, le tableau des vies d’adultes de ces anciens ados qu’on revoit à l’époque du premier film : et se répondent des villes, de Paris à Marseille, d’Oberkampf à Malpassé, puis Créteil, Lausanne, Lyon ou Malte où certains ont abouti, malgré eux. Ils ont travaillé, étudié, réussi, construit ou pas une famille, se sont émancipés, de leur famille, de l’école, d’eux et d’elles-mêmes. Ils ont rencontré des drames ou divers événements de la vie (que d’aucuns ne rencontrent pas forcément) : perte d’un frère trop jeune dans un parc de la banlieue parisienne (parce qu’il était noir ?), séparation amoureuse et la fille devenue mère (parce qu’il les battait), coupure d’avec un fils (parce qu’intenable la vie), thèse en pharmacie pour zéro emploi derrière (parce que les parents ne sont pas chercheurs), comme ils se retrouvent comme celui ou celle qui garde espoir en la vie, se bat et peut crier victoire. J’aime une femme, assume l’une ; j’ai voulu travailler à la sécurité sociale parce qu’elle est un symbole de la République, clame l’autre ; je suis revenu dans mon quartier pour être près de ma grand-mère et de ma mère confie le moniteur automobile ; je me suis consacrée à mon fils comme si c’était une nécessité et à présent je veux penser à moi dit la couturière ; depuis Paris elle soutient les manifestations en souvenir d’Adama Traoré et vient expliquer son parcours aux nouveaux du lycée ; parti à Lausanne car être infirmier en France n’est plus tenable… Ceux-celles-là, leur visage, leur corps, leur langage, leur parcours, leur famille, leur éducation, leur tendresse et leur bienveillance naturelle, ils sont beaux, droits, conscients. Tous sont la société française et le témoignage qu’elle est en vie, qu’elle vaut encore quelque chose, que cette jeunesse y œuvre. Malgré la radio qui évoque les nouvelles lois travail, santé, chômage défavorables au peuple, les attentats du terrorisme islamiste, et le confinement forcé post-crise sanitaire…

Le film fonctionne en témoignage et récit, solitaires, ou à plusieurs amis retrouvés. Le récit fonctionne en strates, entre le passé, le présent en cours ou le futur projeté. À qui veut changer d’emploi, à qui passe sa thèse, à qui repartira à Malte après de nouveaux adieux à sa mère, reste elle ancrée à Marseille… Le documentaire est un voyage, multiple, entre des temporalités (aidées par le flash-back), entre des systèmes professionnels et des choix (du privé au public), au service d’identités diverses (d’origine, de territoire) qui n’en fondent plus qu’une (d’un pays), prêtes malgré leur fleur de l’âge à s’affiner encore, à s’émanciper toujours, à continuer à se cultiver (cf. le moment partagé au musée d’Orsay pour l’exposition Le modèle noir), à simplement évoluer, chacun son rythme mais tous dans leur temps : car qui aurait imaginé qu’ils ne finissent pas mal ou ne reproduisent pas par déterminisme de ce qui leur a été donné de vivre dans ces quartiers Nord de Marseille, en terme de misère, violence et discrimination ? Qui aurait imaginé qu’un bon nombre se destine au service ou à la personne ? Si le film fait un tableau certes réaliste mais plutôt optimiste de cette jeunesse-là, à la manière d’une focale subjective sur ce microcosme qui nous est si familier, depuis dix ans, il n’omet pas de faire aussi s’exprimer des peurs, des larmes, des difficultés comme des re.connaissances et des joies. En ce sens, il est surtout une ode à la vie, à l’amour et à l’amitié, celui qui ne manque pas de ses propres parents, celle qui continue d’exister dix ans plus tard car on peut compter sur elle, une ode à la présence (celle de l’enseignante qui reçoit les élèves après coup, celle du réalisateur qui leur est fidèle) et à la bienveillance gardée. Régis Sauder est un spécialiste du lien comme du liant, son œil capte tout ce qui relève de la transmission, et son film devient un transmetteur : celui qui exprime ce qui fait société (éducation, politique, santé, justice, notamment, ce que l’on cerne tout au long à travers les échanges), celui qui procure ce qui fait émotions, le tout faisant en sorte d’en nous, RESTER VIVANTS.

3.5

RÉALISATEUR :  Régis Sauder 
NATIONALITÉ : française 
AVEC :  Armelle, Cadiatou, Morgane et Laura jumelles, Albert, Sarah, Abou, Anaïs, Virginie, Albert
GENRE : documentaire 
DURÉE : 1h39 
DISTRIBUTEUR : Shellac
SORTIE LE 23 mars 2022