Employé/Patron : Merci patron!

Entre l’Uruguay et le Brésil, les tracteurs ont remplacé les chevaux sauvages, et les terrains ne sont plus offerts à la libre circulation des hommes ou des animaux mais subissent une exploitation massive au service du capitalisme et des pays riches voisins. Rodrigo (l’excellent Nahuel Perez Biscayart dans un rôle inverse à 120 battements) et Federica (Justina Bustos) vivent richement, le fils ayant hérité de son père une exploitation agricole de soja venue remplacer l’élevage bovin. Leur bébé semble aller mal, ce que l’on apprend dès la première scène, assez impressionnante pour cette entrée « dans » le film. Ce n’est pas exactement la même situation sociale pour Carlos (Cristian Borges, un acteur amateur), Estefania (Fatima Quintanilla) et leur nouveau-né qui vivent eux sur le terrain du père, au milieu de rien, dans des conditions précaires bien qu’au contact de la nature. Quand Rodrigo conduit sa jeep avec sa casquette, Carlos chevauche à cheval avec son béret, ce dernier ayant une passion pour l’animal et rêvant de participer à la course célèbre : ce sera finalement la victoire de la machine, mise entre les mains du cadet. Quand le premier tente de passer du temps (entre drogue et danse) entre son travail et sa famille, le second, moins responsable, accepte de conduire un tracteur sans permis, au service du premier, misère oblige, et, plus rêveur, passe d’un moment d’inconscience après avoir fait monter femme et enfant, à un d’inattention… C’est que les terrains ne sont pas achevés, faits de trous entre lesquels seuls les professionnels se trimballent en en maîtrisant le cahot. C’est que Rodrigo manque d’effectifs et que toutes les mesures n’ont pas été respectées, des histoires de vieux amis (entre les deux pères) n’aidant pas la progéniture à s’en émanciper. Entre un bébé malade et un défunt, entre l’hôpital et la justice pour réparer les vivants, ce seront sur des terres comme des couches d’aplats, aux vastes horizons et à la poussière volant, que se tisseront les relations entre deux jeunes hommes – l’endeuillé n’a que 18 ans –, des non-relations entre les deux femmes, des relations entre l’intér.ieur.orité et l’extéri.eur.orité, des relations entre l’être ou l’animal qu’on domine ou qu’on soumet…

Fonctionnant sur le détournement du western, le film ne parle plus de cowboys et d’Indiens mais de riches et de pauvres, de dépendance et de liberté, pas forcément là où on les croirait.

C’est ici un film de trajets conscientisés ou déterminés, depuis la nature jusqu’à la culture, du patrimoine à l’héritage entre les générations, de transmission en soumission, au sol ou dans les airs [lorsque Carlos accèdera à son rêve] ; trajets de regards échangés, sans parler, quand les trajets ne figureront pas symboliquement des déplacements de statuts. C’est que le film n’est pas si binaire mais fonctionne en allers-retours, à la manière d’un déterminisme (de lutte entre les classes), qui, s’il évolue petit à petit, se reproduit y compris dans les classes sociales les plus défavorisées. Rodrigo ira vers celui qu’il prendra sous son aile, non sans obstacle, comme il sera montré comme acceptant une forme de responsabilité et donc de culpabilité – travail d’acteur et tension permanente – de la même manière finalement que Carlos, en miroir inversé. Ce sont également les pères, le vieux cowboy et le vieux gaucho, qui fonctionneront en doublon et en miroir également – ce contrairement aux deux femmes, attitudes et destins divergeant. Fonctionnant sur le détournement du western, le film ne parle plus de cowboys et d’Indiens mais de riches et de pauvres, de dépendance et de liberté, pas forcément là où on les croirait. Malgré sa situation sociale, Carlos garde son obstination en tête, et son espoir au cœur, figurant, contre vents et marées la rébellion uruguayenne dans le même temps que Rodrigo est triplement enchaîné : ne pas décevoir les attentes de son milieu (en tant que fils, mari et père), faire accroître les richesses d’un patrimoine hérité, et assumer l’erreur au sein de cultures très attentives à l’image, soit être plus humain que le modèle. Ce seront deux scènes qui en témoigneront : d’un côté, il ne faut pas que l’affaire judiciaire entamée contre les propriétaires agricoles ne fassent pas trop de bruit, on voit ainsi une tentative acheter le silence des familles ; d’un autre et en conséquence, lorsqu’ils décident de faire accéder la victime à son rêve, c’est davantage le pur-sang qui sera regardé par le capitalisme que le cavalier qui peut remporter le prix du raid équestre.

Le film est lent, et peut paraître long parce que sa sobriété choisit de refouler toute émotion dé.montrée de la part des personnages – à l’exception d’Estefania qui semble la seule à ne pas se laisser faire, entrée en concurrence et en revendication avec Federica. En dehors de l’arrestation de Rodrigo par la police, des plans larges sur les chevaux en plein galop à la fin du film et la (non) surprise de l’issue, la mise en scène n’opère aucune dramatisation ce qui, d’un côté, crée une tension sous-jacente permanente qui montre une forme d’étouffement des personnages, et d’un autre, contient les réactions de rage ou de colère qu’un spectateur peut éprouver face aux situations inextricables auxquelles il est confronté. Le choix se fixe plutôt sur les espaces, ses paysages, ses transformations, machines versus animaux qui ont pris le pouvoir. Car ici tout est question de pouvoir, soit d’argent, donc de domination, à la manière d’une tragédie dans lequel le monde rural peut bien conserver quelque espoir mais où la résignation semble vaincre. Ainsi, il ne s’agit plus uniquement de parler binairement (et fatalement) de riches et de pauvres, mais bien d’êtres mis devant leur perte d’humanité. Plutôt que par le défoulement des images, Manuel Nieto Zas semble choisir le refoulement qui suinte pourtant de toutes parts, venant appeler des valeurs de justice et de responsabilité, au titre d’une nouvelle émancipation de chaque homme, qui, comme vient de l’énoncer Emmanuel Macron, président réélu de la République française, ne doit en laisser aucun autre sur le bas-côté. Liberté, égalité, fraternité, sans le marteler, et bien que rappelant par endroit une Lucrecia Martel, Employé/Patron n’a pas démérité.

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RÉALISATEUR :   Manuel Nieto Zas
NATIONALITÉ : Urugayenne
AVEC : Nahuel Perez Biscayart, Cristian Borges, Justina Bustos
GENRE : Drame, thriller 
DURÉE : 1h46 
DISTRIBUTEUR : Eurozoom
SORTIE LE 6 avril 2022