Empire of Light : le spectre de la perdition

Sur le générique, quelques cartons « Maïs soufflé », « Trouve la lumière au cœur de la noirceur », « Entrée interdite » viennent décrire, par des mots sur des images, déjà parlantes, Empire (of Light), un cinéma des années 80, situé à Margate, une station balnéaire du sud de l’Angleterre. Dans ce grand ensemble, in medias res, la caméra nous fait entrer par ses travellings, en faisant focale sur tous les mouvements et gestes qui caractérisent le travail de la responsable, Hilary. Depuis sa marquise à l’entrée jusqu’à ses escaliers grandioses, c’est une attention porté aux décors, objets (la rampe), matières (le cuir des sièges) ou tissus (le rideau sur l’écran) de ce qui est filmé comme pour rendre hommage à un palais, Art déco et presque désuet, ou, au choix, à un sanctuaire : en effet, passé de cinq à trois salles, les étages supérieurs ont été conquis par des pigeons qui roucoulent dans l’immensité d’une salle où trône un piano à queue… Salle interdite, mais qu’Hilary montrera au nouvel arrivant dans l’équipe du cinéma qu’elle gère, un jeune de la vingtaine, noir, attendant d’obtenir une place à l’université pour faire les études d’architecture dont il rêve. Alors, forcément, son œil, et par lui celui de la femme plus mûre, et solitaire, se pose sur ce décor sans âge, que ses membres tentent de faire vivre : personne n’a ici imaginé encore l’époque des plateformes, et c’est à ce personnel de cinéma et à ses clients que le film rend hommage. Plus singulièrement, le récit vient s’intéresser à la morne et malade vie bipolaire d’Hilary, dont on apprendra les souffrances à travers une scène quasi immédiate chez le médecin qui la calme à coups de lithium, le rappel d’un de ses séjours à l’hôpital, et des souvenirs familiaux horribles qu’elle vient rappeler à celui dont elle tombera amoureuse, autour de trop de verres partagés… On connaissait Sam Mendes pour sa grandiloquence et ses effets techniques (si l’on pense à Skyfall ou 1917 respectivement en 2012 et 2019 ), toute une génération se souvient de son American Beauty (1999), voilà qu’il vient caresser les mises en abyme venues parler de cinéma ou de son monde, depuis sa création, ses forces et ses faiblesses – on pense aux récents Fabelmans de Steven Spielberg (2023) et Babylon de Damien Chazelle (2022) –, sauf qu’Empire of Light ne parvient pas à contre-attaquer, et est plutôt la version mélancolique, non édulcorée, non assumée et sans fougue d’un Licorice pizza (P. T. Anderson, 2022), au titre des souvenirs personnels et marquants que Sam Mendes injecte dans son récit, des variantes politiques d’une époque, et de sa tentative de faire se croiser deux mondes, celui d’avant et celui d’aujourd’hui, sans pourtant réussir à faire discours, sinon œuvre, à tout vouloir lisser sous une photographie grandiose, et avec trop d’esthètes effets.

Photographie magnifique ne suffit pas pour traduire la beauté du cinéma…

Empire of Light fonctionne presque comme un roman-photo avec ses images enchaînées comme une série de clichés, symptômes ou symboles de la vie (ou des êtres) qui se mettrait à re.naître une fois entrée dans le cinéma, c’est Noël. Dehors, pourtant, la neige, la mine morose d’Hilary, et les attaques racistes des skinheads. Sam Mendes décide de s’attacher au portrait d’une femme : plus que quarantenaire, malade psychiquement, seule et en mal d’amour, triste, couchant avec son patron marié, le gérant du cinéma, lorsqu’il exige de venir quelques instants dans son bureau, tentant de se resociabiliser en participant à un cours de danse, Hilary nous fait replonger dans ces portraits de femmes au bord de la crise de nerfs, sinon de la dépression, et détonne en étant l’anti-héroïne d’un film du XXIe siècle. On s’y attache, avec ses manies de célibataire, manager professionnelle, et amoureuse tombant sous le charme du premier jeune venu, aux antipodes de ce qu’elle est, mais s’y attache-t-on parce qu’on sait que son personnage est calqué sur la mère de Sam Mendes, atteinte de troubles elle-même, que le réalisateur aurait vu l’élevant tout en tentant de lutter contre ses troubles bipolaires. Gros plans sur la pharmacie de la malade pleine de tubes de lithium, longue scène sur sa crise d’hystérie sous alcool, attitude extravagante lorsque le cinéma doit accueillir l’avant-première des Chariots de feu (Hugh Hudson, 1981) et discours haut en couleurs pour dénoncer tout type de domination de race ou de genre. Le rôle était fait pour Olivia Colman, qui interprète le personnage avec tout le talent qu’on lui connaît, mais qui laisse une impression d’inachevé malgré la présence de l’actrice car viennent s’entremêler d’autres thèmes, à travers elle. L’anxiété du personnage est alors dépassée par une angoisse liée au lieu même du récit, cet « empire » de la toile – représentation du cinéma qu’aurait fréquenté Sam Mendes plus jeune –, un lieu où il faut faire venir le passant, abandonné par d’autres, qui se verra retapé, mais où les personnels traînent aussi leurs bagages, avec leur physique singulier de bande dessinée : ainsi la jeune punk Janine, qui assure l’accueil, est tour à tour exubérante ou passive quand le projectionniste, Norman, avoue qu’il n’a plus vu sa fille depuis ses huit ans sans en connaître la raison, face au discret Neil, qui tente de rééquilibrer des relations qu’il voit vaciller avec ses avertissements bienveillants, à l’inverse du mâle dominant (interprété par Colin Firth), Mr Ellis, qui semble aigri de l’évolution de son cinéma, de sa situation maritale et de sa propre lâcheté… Lorsque arrive le jeune Stephen, avec sa jeunesse, sa grâce et son indépendance d’esprit, c’est alors la question du racisme qui émerge, sous l’époque Thatcher – rappelant les émeutes de Brighton (le 10 avril 1981) ou de Toxteth (dans un quartier de Liverpool, la même année). Quelques scènes viennent ainsi ponctuer la romance amoureuse qui se crée entre Hilary et Stephen, trop fortement appuyée par une scène à sauver un pigeon blessé au dernier étage du cinéma. Stephen, refusé à l’université à cause de sa couleur sans doute, se fera alpaguer et traiter de « babouin » par de jeunes skinheads dans la rue avant de se faire tabasser à mort par une meute des mêmes à moto et en délire venus détruire les vitrines du cinéma pour l’atteindre. Pics de violence, verbale ou physique, viennent, elles aussi, détonner face à un rythme plutôt lent, une ambiance désuète, et la vie de personnages qui ne cherchent rien qu’un peu d’espoir à travers la fiction (cinématographique et mise en abyme) dans le huis-clos de l’Empire, dont on apprendra que trop peu de choses. Ainsi la petite amie de Stephen, sa mère, personnages secondaires venus illustrer les déboires des gens de couleur noire…

À trop vouloir montrer, dire ou regretter, la réalité du film perd de son utilité, et l’image de sa vérité.

Si bien qu’on ne sait plus trop si Empire of Light, en plus du double portrait misérabiliste, consiste en une commémoration ou en un hommage tant le récit fait se croiser les références et enchaîne les exemples, rappel d’une époque où la violence collective grandit en se heurtant aux violences vécues par d’aucuns dans leurs histoires personnelles, sans compter la scène d’un habitué du cinéma qui finira ses popcorns interdits dans la salle comme un sauvage, ou ode à une époque et un cinéma perdus, avec ses souvenirs et ses émotions, ses mentions et ses rituels, en réel, et loin du numérique ou du tout-virtuel. Ainsi parcourt-on les lieux du bâtiment, de la salle de spectacle à la cabine de projection, quand ce ne sont pas des plans sur les bobines ou la brume sortant du projecteur, la mention de films ou de personnages entrés dans le patrimoine culturel (musical ou sportif) britannique : les noms Flora Robson, Laurence Olivier, Dora Bryan pour les actrices et acteurs, Dusty Springfield et Paul McCartney pour les chanteurs quand il ne s’agit pas de celui de l’athlète Steve Ovett répondent aux chants de la bande musicale qui aligne Cat Stevens, Bob Dylan ou le groupe Ska The Specials. Ode à une culture commune – à condition qu’elle soit bonne et non violente – prompte à faire s’entendre les gens – Hilary lira ou prononcera des poésies à trois reprises, d’une grande beauté, de britanniques tels que H. Auden, A. Tennyson ou P. Larkin –, ou à réunir les gens autour d’un Raging bull (M. Scorsese, 1980) ou de Bienvenue Mister Chance (H. Hashby, 1979) sur lequel se terminera le récit. Empire of the light et les intentions de Sam Mendes, s’ils répondent à des préoccupations actuelles des cinéastes comme précisé en introduction, ne parviennent pas à faire décoller un récit, laissant son spectateur témoin sur le bord de la route. On est loin des émotions éprouvées devant un Cinema Paradiso (G. Tornatore, 1988) ou Hugo Cabret (M. Scorsese, 2011), capables de faire remonter le temps comme de témoigner d’une époque, en s’affirmant ou en nous faisant rêver, en rappelant surtout ce que le cinéma est ou a été… sans bipolarité…

2.5

RÉALISATEUR : Sam Mendes
NATIONALITÉ : Britannique
GENRE : Romance autobiographique
AVEC : Olivia Colman, Micheal Ward, Colin Firth, Tanya Moodie, Tom Brooke, Hannah Onslow, Toby Jones, Crystal Clarke, Ron Cook, Monica Dolan, Sara Stewart, Justin Edwards
DURÉE : 1h59
DISTRIBUTEUR : The Walt Disney Company France
SORTIE LE 1er mars 2023