Lorsque l’on évoque David Lynch aujourd’hui, on pense d’abord à un cinéma expérimental, plutôt opaque, surtout destiné à une sphère de cinéphiles avisés, dans lequel brillent des œuvres à la narrativité complexe, à la forme extravagante et à l’ambiance surréaliste telles que Mulholland Drive, Twin Peaks ou encore Lost Highway. On oublie souvent, en réalité, que David Lynch est aussi l’auteur de films plus accessibles qui, sans pour autant trahir l’étrangeté inhérente à son style, se montrent aptes à réunir le plus grand nombre autour d’un propos fédérateur. En 1980, Elephant Man,qui revient sur l’existence brisée de Joseph Merrick, prouve plus que jamais que le cinéma de David Lynch est capable d’épure et d’humanité.
Avec une réalisation subtile, Lynch orchestre l’entrée en scène du personnage de Joseph Merrick, titille habilement notre impatience et nous confronte à notre propre voyeurisme, à notre soif de divertissement.
Dès les premières secondes d’Elephant Man, son deuxième long métrage après Eraserhead, la patte de Lynch s’affirme déjà, annonçant la liberté de forme de ses œuvres suivantes. Le film s’ouvre sur une séquence cauchemardesque, où ralentis, surimpressions, bande sonore inquiétante et contrastes de lumière créent d’emblée une atmosphère saisissante, entre réalité, imaginaire et onirisme. Très vite, l’étrangeté formelle s’atténue pour laisser place à un style élégant, tout en noir et blanc, qui vient encadrer sublimement un récit chronologique et tout à fait linéaire et donner corps à un univers où le jour, dessinant la respectabilité de la haute société, et la nuit, révélant la perfidie du monde du spectacle, s’opposent, comme dans Blue Velvet, Twin Peaks et bien d’autres œuvres lynchiennes. Quittant la forme du film jusqu’au dénouement, la bizarrerie glisse vers le protagoniste lui-même, le fameux « homme-éléphant » (interprété par le regretté John Hurt), bête de foire pour les curieux auxquels il est jeté en pâture et objet de convoitise pour les spectateurs que nous sommes.
Avec une réalisation subtile, construite par des jeux de regards tantôt effrayés tantôt émus aux larmes, des ombres chinoises laissant apparaître la silhouette difforme et des râles surgissant de l’obscurité, Lynch orchestre l’entrée en scène du personnage de Joseph Merrick (dit John dans le film), dont on découvre le visage au bout d’une trentaine de minutes seulement. De cette façon, le cinéaste titille habilement notre impatience et nous confronte à notre propre voyeurisme. En nous comparant aux spectateurs diégétiques avides de spectacle et en nous renvoyant à notre soif de divertissement, qui nous pousse à vouloir découvrir cet énergumène dont la malformation physique est devenue légendaire, Elephant Man montre en réalité que la monstruosité et l’humanité ne se cachent pas forcément là où on les espérait.
Devenu l’un des personnages les plus fascinants du septième art, John Merrick nous rappelle que les êtres que l’injustice et la solitude accablent dès la plus tendre enfance recèlent peut-être la plus grande bonté et les meilleurs esprits que l’on puisse rencontrer en ce bas monde.
En effet, Lynch bouleverse nos attentes et opère une inversion qui a de quoi nous sortir de notre zone de confort. La monstruosité apparaît chez des hommes lambda, voyeurs qui payent pour venir observer « l’homme-éléphant » dans un freak show mené de front par l’horrible Bytes, puis, dans un déferlement de méchanceté, entrent par effraction dans sa chambre pour lui faire subir la plus grande des humiliations. L’humanité, elle, s’affirme du côté de Frederick Treves (un Anthony Hopkins très émouvant), médecin qui a pris Merrick sous son aile, d’abord pour l’étudier tel un objet scientifique, puis pour le présenter à la bourgeoisie anglaise afin de le familiariser à la compagnie des hommes. Comme le pendant positif de Bytes, Treves, avec plus de respect et de sobriété, finit lui aussi par exhiber Merrick aux yeux de l’élite britannique, ce qui le mènera vers des interrogations existentielles propres à de nombreux protagonistes lynchiens. Affichant une limite ténue entre le bien et le mal, Elephant Man, à travers le personnage passionnant de Treves, sonde avec beauté et profondeur l’ambiguïté du cœur humain.
L’humanité surgit surtout des entrailles de Merrick, qui, sous son apparence a priori repoussante, apparaît finalement comme un être cultivé, capable de réciter des psaumes entiers de la Bible ou de construire une maquette d’église plus vraie que nature. Progressivement, par la peur ressentie par le personnage et son attitude d’enfant sauvage, Lynch parvient à nous ranger aux côtés de Joseph Merrick, qui redoute toute confrontation avec autrui et préfère fuir les regards inquisiteurs. Notre attachement au personnage finit par emporter la mise, tant son combat pour être reconnu comme un homme paraît semé d’embûches. Dans une scène bouleversante, Merrick revendique d’ailleurs son humanité en criant de toute son âme, face à une foule déchaînée : « I am not an elephant, I am not an animal, I am a human being, I am a man ! ». Cette phrase, à la fois dérangeante et inoubliable, cristallise l’immense hymne à la tolérance qu’est Elephant Man.
Devenu l’un des personnages les plus fascinants du septième art, John Merrick, à l’instar du Quasimodo de Victor Hugo, nous rappelle que les êtres que l’injustice et la solitude accablent dès la plus tendre enfance recèlent peut-être la plus grande bonté et les meilleurs esprits que l’on puisse rencontrer en ce bas monde. Toujours soumis au regard de l’autre, Joseph Merrick n’est parvenu à révéler sa véritable nature qu’à une infime partie de la société victorienne et n’a pu trouver la délivrance que dans un acte ultime et délibéré. « L’essentiel est invisible pour les yeux », affirme l’actrice Madge Kendal, interprétée par la sublime Anne Bancroft. Cette citation, irriguant profondément le cœur d’Elephant Man, est devenue le leitmotiv du cinéma de Lynch : en nous livrant des œuvres allant bien au-delà d’une simple expérience visuelle pour le spectateur, le cinéaste nous a fait et nous fera vivre, grâce à des récits bouleversés, une audace novatrice et un goût prononcé pour le mystère, des moments de pure transcendance.