Alors que les crises politiques s’accumulent en Europe depuis les 20 dernières années, le cinéma reste plus que jamais le lieu privilégié d’un débat sur l’actualité et les changements politiques contemporains. A ce titre, un genre particulier du cinéma se distingue : le polar politique hispanophone. Car au moins depuis La Isla Minima d’Alberto Rodriguez, le cinéma espagnol affirme un goût prononcé pour le polar politique, les traques de criminels sur fond de manifestations, de mouvement social et de révolte. Un genre qui a le vent en poupe et qui est fréquemment remarqué, que ce soit aux Goyas, les Oscars espagnols, comme à l’international. Un genre dans la lignée duquel s’inscrit El Reino, un film réalisé par Rodrigo Sorogoyen.
Un film parfaitement maîtrisé dans son traitement esthétique, et très intéressant dans le parti pris de nous immerger dans un milieu politique corrompu en nous faisant perdre pied par rapport à la réalité.
Un film qui a tout pour lancer le débat et faire réfléchir sur le fonctionnement politique européen aujourd’hui. Car son personnage principal, Manuel Lopez-Vidal, est un politicien corrompu, comme beaucoup d’autres autour de lui. Un politicien à qui tout sourit : les fonds qu’il détourne et les contrats passés sous la table lui permettent non seulement de garantir une vie sereine et fortunée à ses proches, mais font aussi de lui une personne de choix pour les postes haut placés de son parti et de sa région. Mais c’était sans compter sur l’obsession de la transparence des nouvelles générations et les remords des plus zélés de ses associés : Manuel Lopez-Vidal enchaîne les scandales, tombe dans une spirale infernale et risque bien d’entraîner dans sa chute tout son parti. Limogé par ses pairs, humilié par la presse, le personnage va pourtant, en dépit de toute logique, tout faire pour laver sa réputation.
Là est le cœur du film : comment un homme, coupable sur toute la ligne, peut-il encore prétendre à l’honneur ? Comment un homme corrompu jusqu’à la moelle peut-il oser demander à être sauvé de la rancœur de l’opinion publique ? Alors, tout le film se construit autour du personnage principal. On le suit, caméra à l’épaule, dans les bureaux du parti, dans ses interviews, dans les coulisses de la politique espagnole. On le suit parce qu’on essaye de comprendre ce qui peut pousser un homme à ce point coupable à demander justice. On le suit dans un quotidien frénétique, où les réunions, les poignées de mains et les contrats s’enchaînent sans avoir l’opportunité de prendre recul. On colle à la peau du personnage, toujours par-dessus son épaule, toujours témoin des négociations en coulisses, des rapports de pouvoir et des actes désespérés de Manuel Lopez-Vidal.
Mais à force de trop regarder, peut-être ne voit-on pas assez. Si le rythme effréné de l’action nous immerge dans le quotidien d’un homme pressé, il nous empêche de prendre du recul sur ce qui se passe réellement. Alors que les scènes s’enchaînent à une vitesse folle, il est de plus en plus difficile de réaliser ce qui se passe vraiment sous nos yeux – à savoir des actes de corruption et de trafic d’influence, c’est-à-dire des crimes. En ce sens, l’immersion est réussie : tout comme les personnages, nous perdons de plus en plus le contact avec la réalité au fur et à mesure que les intrigues s’enchaînent. Une réalité qui, lorsqu’elle revient sur le devant de la scène, frappe fort le personnage.
Pourtant, cette perspective intime, presque fusionnelle, empêche de prendre de la distance – une distance nécessaire pour pouvoir juger, se positionner, développer une réception critique et une opinion autour du fait de société que présente le film. Une réflexion que le rythme du film ne permet pas de mener. On peut voir cela comme une imitation d’une société actuelle, où l’analyse politique se fait dans le ressenti et la réaction instantanée par l’intermédiaire des réseaux sociaux. Mais un tel manque de distance dans la représentation de personnages complexes amène nécessairement à des facilités. Très vite, le personnage se retrouve dans des situations particulièrement stéréotypées : sur un yacht privé avec ses camarades corrompus, dans une banque en Andorre pour déplacer de l’argent… Ces situations stéréotypées sont bien évidemment inspirées de la réalité des pratiques de corruption et d’évasion fiscale, mais ici, la rapidité du film contraint de laisser ces éléments narratifs au stade de stéréotypes. Ce qui est étonnant, pour un film qui prétend vouloir coller à la réalité : malgré sa volonté d’authenticité, on voit très vite émerger des situations et des discours sous-jacents qui paraissent un peu faciles – tous les médias sont corrompus, tout le monde en politique est corrompu…
En outre, le problème de ce rythme que vise le réalisateur est qu’il ne nous laisse jamais le temps de souffler. Or, le film dure plus de deux heures – deux heures de dialogues effrénés, de débats, de poussées de colère et parfois de scènes d’action. Le film ne maintient pas qu’un rythme rapide tout au long de sa durée, mieux : il l’accélère. Mais pourtant, vers la fin du film, les scènes ralentissent, et laissent le personnage seul avec soi-même dans une scène de course-poursuite étrange, qui brise le rythme du film et frôle le thriller. Le film souffre donc de problèmes de rythme, qui compliquent la réflexion et le débat autour de ce film.
Un film qui pourtant, par ailleurs, est très convaincant sur le plan technique. Outre le jeu assurément bon des acteurs, l’éclairage et les décors sont particulièrement réussis, et donnent au film un côté très naturaliste, tout en laissant l’impression que derrière cette image parfaite esthétiquement se cache une part d’obscurité inavouable. La mise en scène de l’espace met vraiment en valeur un Manuel Lopez-Vidal esseulé, isolé dans son environnement, faisant face à sa culpabilité, à ses responsabilités et à soi-même. Un personnage jeune, viril, sûr de soi, droit dans ses bottes, le type même de l’homme politique, qui pourtant fuit face à ses responsabilités et est incapable d’assumer sa culpabilité – une figure masculine paradoxale, entre assurance et angoisses.
On a donc au final un film parfaitement maîtrisé dans son traitement esthétique, et très intéressant dans le parti pris de nous immerger dans un milieu politique corrompu en nous faisant perdre pied par rapport à la réalité. Mais c’est de ce même parti pris que souffre le film, handicapé par des problèmes de rythme et de prise de distance par rapport à son sujet. El Reino est donc un film qui s’attache à faire émerger des paradoxes propres aux politiques gouvernementales du XXIè siècle, mais qui, pour cela, manque peut-être de nuance et de recul.
RÉALISATEUR : Rodrigo Sorogoyen NATIONALITÉ : Espagne GENRE : Drame, policier. AVEC : Antonio de la Torre - Monica Lopez - Nacho Fresneda DURÉE : 2h11 DISTRIBUTEUR : Le Pacte SORTIE LE 17 avril 2019