L’institutionnalisation du sport s’est cristallisée dans la flamme des Jeux Olympiques de l‘ère moderne, à Athènes, en 1896, un an seulement après la création du cinématographe par les frères Lumière. Aujourd’hui encore la relation entre les deux amis du mouvement et de l’image semble toujours aussi fusionnelle. En atteste, en cette année olympique qui s’est déroulée sur les territoires français, l’omniprésence du sport dans les films présents au Festival de Cannes. Le documentaire Olympiques ! La France des Jeux s’était retrouvé directement sur le service public, tandis que les autres s’éparpillaient dans les différentes sélections : The Surfer en séance de minuit, Slocum et moi au cinéma de la Plage, La Pampa à la Semaine de la critique. Le tennis était représenté en coup droit par Nasty – more than just tennis en séance spéciale et en demi-volée avec Julie se tait présenté à la Semaine de la critique. Un autre sport de balle venu des Etats-Unis complétait ce corpus d’œuvres aux formes et aux parfums hétéroclites : le détonnant Eephus, le dernier tour de piste réalisé par Carson Lund.
À la radio, est annoncée la destruction du stade d’une ville américaine, bientôt recouvert par un établissement scolaire. Depuis des décennies dans ce stade, s’affrontent deux équipes d’amateurs de baseball. Ils se donnent rendez-vous une dernière fois, pour une ultime confrontation.
Pendant tout ce premier long-métrage, on se surprend à jouer sur les terrains abandonnés comme on faisait enfant, comme si c’était la marge qui comptait, le bord des choses.
Le jour est levé, il faut tenter de vivre. Tandis que l’on suit l’arrivée progressive des joueurs à Soldiers Field, Franny, un vieil homme fidèle des jours de match, déplie sa table de marque pour y inscrire à la pointe de son crayon l’événement de la journée : les Riverdogs affrontent les Adler’s Paint. Les Riverdogs sont en bleu tandis que les Adler’s Paint sont en rouge. Franny indique la date du jour : le 16 octobre. S’il est profondément américain et qu’il s’évertue à combiner ses deux passions que sont le baseball et le cinéma dans Eephus, Carson Lund respecte au moins deux des règles du théâtre classique français énoncé par Nicolas Boileau : l’unité de temps et de lieu.
Du baseball, on connaît davantage l’expression “home run” que celle de “eephus”. S’il avait intitulé son film de cette manière-là, Carson Lund se serait sans doute penché sur les aspects relatifs à la compétition, sur la balle qui vient fracasser les tribunes, sur la sueur qui perle sur le front des joueurs. Pour autant, dans Eephus la performance est absente. Comme cela nous est expliqué dans le film, “eephus” signifie un lancer tellement lent que le batteur est décontenancé. C’est une balle bizarre, suspendue en l’air, qui désarçonne. C’est le programme qu’applique littéralement Carson Lund pour son premier long-métrage. Durant une journée entière à Soldiers Field, du matin jusqu’au soir, les deux équipes s’affrontent, étirant le temps jusqu’à ne plus pouvoir, suspendant la vie de ces hommes au cou de cet espace condamné. Avec Eephus, le sport amateur est traité comme un motif à la réunion avec son lot de folklore. Sont montrés les couleurs portées fièrement, la préparation des équipements, les regards qui en disent tant, les bières qui dessinent les caractères, les membres rouillés, les cheveux gris, les ventres rebondis. Ils se connaissent tous, un peu, s’appellent par leur prénom respectif, parlent beaucoup. D’ailleurs, jamais le sport n’avait été aussi bavard dans le cinéma. “Vous vous roulez des pelles ou quoi ?” demande le batteur à deux joueurs adverses pris par leur échange. C’est là, moins dans la sueur que dans cette salive peu chère que le film trouve sa valeur. Ainsi, le film circule dans l’étoffe des dialogues, tant sur le terrain que sur les bancs de touche jusqu’aux dehors des limites du terrain, dans ces à-côtés. En mettant sa caméra sur la touche, Eephus convoque l’implication de toutes et tous dans l’invention d’un événement : les joueurs, les spectateurs, les visiteurs. Les nombreux angles du film restituent les charmes de l’environnement, les arbres aux feuilles orange, la comparaison jalouse avec les joueurs de soccer, les enfants qui se rêvent joueurs, les adultes qui sont rappelés à leur finitude. Il n’y a pas de lecture du jeu, le score importe peu, la partie s’éternise et comme le disent la femme d’un joueur, les enfants d’un autre, des spectateurs curieux, au bout du compte : “ça fait une heure que je regarde, je comprends toujours rien.” Ainsi, va la vie, ainsi va le film et s’en vont les fidèles comme ce vieux monsieur, habitué des bords du terrain, qui rentre chez lui avant la fin du match. “Je vais bien dormir, tu sais.” Le monde continuera de tourner, sans eux, sans leurs drôleries, malgré leurs difficultés du quotidien, malgré leurs blagues potaches, malgré les régimes alimentaires adoptés, malgré l’absence d’arbitre.
“Ici, c’est ma cour de récré.” dit un joueur qui sait que ce terrain sera bientôt détruit, et une partie de sa vie engloutie. Eephus, le dernier tour de piste, sans épisode de bravoure, donne à voir le visage d’une Amérique souffreteuse, les douleurs lancinantes d’hommes qui ne peuvent arrêter le temps, vivant la nostalgie à l’instant présent, la prolongeant par l’archétype de leur masculinité : la lumière des phares de leurs voitures. Pendant tout ce premier long-métrage, on se surprend à jouer sur les terrains abandonnés comme on faisait enfant, comme si c’était la marge qui comptait, le bord des choses. Le tout se regarde comme un soleil couchant, sans gravité mais avec une certaine idée de la beauté. Un dernier tour de piste dans une ambiance crépusculaire, le souffle lent d’une agonie qui ne manque pas d’ironie : « Le pire dans ce sport, c’est qu’il faut courir.”
RÉALISATEUR : Carson Lund NATIONALITÉ : américaine GENRE : drame AVEC : Keith Richards, Frederick Wiseman, Bill Lee DURÉE : 1h38 DISTRIBUTEUR : Capricci Films SORTIE LE 1er janvier 2025