Duvidha – le dilemme : Un grand esprit vraiment là !

Mani Kaul, artiste du nouveau cinéma hindi, à la manière d’une nouvelle vague (bien différente du Bollywood), vient du Rajasthan : en plus d’avoir été l’élève du bengali Ritwik Ghatak, d’avoir à son tour enseigné le cinéma, il s’est également intéressé à la peinture et à la musique. Voilà pourquoi sans doute quatre de ses films visibles durant la rétrospective offerte dans les salles françaises démontrent des qualités picturales et plastiques autant qu’esthétiques et stylistiques. Réalisés entre 1969 et 1990 – sa production s’étale jusqu’en 2005, Mani Kaul mourra six ans plus tard –, les quatre récits ont ainsi, hasard ou coïncidence, ceci de commun de placer en leur centre une (ou deux) femme, anti-héroïne de sa propre vie, littéralement soumise au poids du patriarcat et prise entre domination, violence parfois, injustice souvent, attente généralement : réitération du genre de la tragédie à la manière indienne, quand ce n’est pas celle de la tragédie d’un genre. Si Uski Roti – un scénario original –, Un jour avant la saison des pluies – adapté d’une pièce de théâtre – et Nazar : le regard – inspiré de Fiodor Dostoïevski – développent un même motif autour du mal-être féminin issu de sa maltraitance par la société indienne – toute classe confondue – à la manière d’une esthétique, thème et variation, Duvidha : le dilemme [Une légende du Rajasthan, conte populaire de Vijaydan Detha], auquel cet article se dédie, ose opposer, par l’audace d’un choix pourtant infime, la possibilité d’une île, soit d’imaginer qu’une femme puisse accepter ou refuser quelque chose qui s’impose à elle, le tout en couleurs !

Un dilemme haut en couleurs, en grandeur et en saveurs… entre la grenade et la papaye verte…

Commençant et finissant par un générique magnifiquement écrit à la main en lettres indiennes, le récit s’ouvre par le trajet en calèches tirée par des vaches maigres d’un couple nouvellement marié. À l’intérieur de celle-ci la magnifique et prétendue « radieuse » par la voix off préfère regarder au-dehors et imaginer manger des dhulis, fruits destinés aux paysans et pas à la lignée de sa nouvelle famille de commerçants pendant que son époux refait les comptes erronés de la noce, un comble de l’humiliation pour un marchand ! Si le mari autorise sa descente pour les ramasser, les gourmandises, dans les paumes dessinées au mehndī sur lesquelles s’arrête longuement la caméra, s’avèreront pourries comme déjà le symbole de l’échec du mariage à venir… Immédiatement, le visage de la mariée, masqué à moitié par un foulard, laisse apparaître un œil bien dessiné, perçant, sombre, qui reste grave et comme figée, y compris face à l’annonce de l’époux de devoir se séparer pour les cinq années qui viennent, une superstition astrale ayant annoncé des bénéfices commerciaux qui ne se reproduiraient pas avant sept ans ! Immédiatement, par l’intermédiaire de plans ou de gros plans sur les personnages, une proximité se noue avec leur destin, malgré la tentative du cinéaste de nous en éloigner – ou au contraire d’en aggraver les effets –, l’expressivité des personnages n’émanant pas de leurs traits, puisqu’ils restent impassibles, et parce que la distance s’instaure par l’usage d’une voix off à les faire parler, en décalage parfois, voire en dissonance tant la neutralisation du discours est forte, inspirations de R. Bresson… Pourtant des désirs existent déjà : celui du jeune marié de coller au déterminisme familial et culturel qui l’oblige à rapporter de l’argent plutôt que de s’occuper de son épouse, celle de la femme qui préfèrerait passer des (premiers) jours heureux sans la solitude des champs asséchés qui les entourent, elle qui a quitté famille, patrie, jeux divers sur ses terres, celui d’un esprit, caché dans l’immense banian près duquel passe le cortège et vers lequel la caméra fait un travelling intimiste pour nous rapprocher des yeux invisibles de celui qui souhaite « posséder le corps » de la belle. Qu’à cela ne tienne, l’époux parti, l’esprit qui s’incarne en son sosie, vient prendre sa place auprès de celle qui accepte le nouveau compromis – un autre type de mariage, celui des genres et du conte fantastique –, promettant cinq pièces d’or journalières à « son » père qui le voit revenir au bout de trois jours d’un voyage annoncé pour cinq ans…

Un conte populaire traditionnel, pris entre fantastique et poésie, à réveiller les esprits, et à les faire rêver à une plus douce vie…

Pour le spectateur, c’est un autre type de voyage qui commence, à l’intérieur duquel se tisse l’art et la manière de Mani Kaul pour son plus grand plaisir, avec une sensualité plastique époustouflante et un sens rare, celui de la précision bien que faite de peu de mots, de peu de mouvements, d’un rythme lent, et celui de la justesse, par le jeu entre image fixe et en mouvement et leur sonorité, par la capacité d’un film à rendre vivant tout inanimé. C’est d’abord une question d’environnement et de décor, de l’attention portée à la géométrie de l’espace et aux couleurs qui donnent au film cette picturalité sublime. En effet, dans ces maisons labyrinthiques, en escaliers, à la chaux blanche, des fenêtres ou absences de portes sont autant d’occasions de perce.voir celle (une femme emprisonnée), ou celui (un esprit), sur qui le regard doit précisément se porter. Dans ce contexte, Mani Kaul s’attache à de petites choses et les rend grandes : partant de détails des visages, vus de profil, masqués par des matières, c’est subitement un petit oiseau qui apparaît au centre du cadre quand ce n’est pas un dialogue entre deux pigeons. Un orage annoncé en début de film laisse place à l’image d’un petit mouton blanc et noir esseulé avant que son maître le berger devienne l’objet de plans, longs, fixes, laissant croire à l’intercalage de photographies… magnifiant les êtres, les animaux, les paysages, et leur geste. On n’est pas loin de Sergei Paradjanov. Plus incroyable, à travers ces champs de vision devenus tableaux vivants derrière le regard de Mani Kaul qui nous partage les us et coutumes d’une région indienne [le Rajasthan], ce sont des problématiques autrement nombreuses qui sont laissés à l’évaluation du spectateur puisque ne sont encouragés aucune prise de parti, aucun jugement, aucune morale. C’est peut-être alors ici que se développe le grand art du cinéaste, celui de laisser un chant libre de la réception alors même que tout porte à l’emprisonnement.

Mani Kaul s’attache à de petites choses pour les rendre grandes : partant de détails de visages magnifiques, c’est subitement un petit animal qui apparaît dans le cadre, ouvrant de nouvelles perspectives de sens plus philosophiques encore…

Il faut alors s’attarder sur la traduction du titre Duvidha, « le dilemme ». Le terme, qui possède deux sens le faisant aller du côté soit de l’alternative soit de l’obligation à, résume les problématiques de tout le film. Quand le fils est pris entre s’occuper de son épouse en campagne, ou aller gagner de l’argent à la ville, son père se heurte au souci lié, d’un côté, à son image au sein de la communauté indienne face à une imposture possible [celle de son fils ou celle de l’esprit, c’est que les nouvelles vont vite dans ce grand pays !), et d’un autre, à la protection de sa famille. La femme elle, seulement prise au demeurant dans une obligation [celle du mariage et de la soumission] se retrouve finalement confrontée à un choix, esseulée et encerclée par sa belle-famille, devant l’arrivée d’un esprit pas si malingre que ça puisqu’il lui dira la vérité sur sa fausse identité : attendre patiemment, en restant placée (et figée) du côté des codes culturels ou choisir la « présence », la tendresse mais aussi la sexualité ?… Lorsque c’est au tour de la communauté de décider du sort des deux « malheureux », l’esprit pris au piège et l’époux revenu, comment choisir encore et déceler la Vérité ? Pour chacune de ces situations, Mani Kaul multiplie, en les détournant parfois, les procédés techniques pour nous offrir des vues en plongée sur des groupes aux turbans colorés, des face caméra que des matières viennent masquer ou que la contre-plongée désoriente un peu, quand ce ne sont pas des champs-contre champs décalés au moment des trois défis imposés aux deux sosies ou des gémissements d’accouchement à éveiller des fantasmes sur un ventre bien caché… C’est que pour le cinéaste, la question du dilemme ne se pose pas entre la forme et le fond de son travail, car il parvient à les imbriquer tout en accordant à chacun une force toute singulière que la bande-son – partagée entre une musique originale traditionnelle indienne de Hannu et Ramzam Khan et des sons naturels – enrichit d’un nouvel apport poétique encore… Dilemme final venu transcender son œuvre : de la vérité du réel qu’il faut déceler dans la fiction ou de l’illusion du cinéma à laquelle la femme s’abandonnera, ici tout n’est qu’amour, de la beauté et du pouvoir de la créer, cette illusion de beauté [A. Weerasethakul, es-tu là ?] dans un monde prompt pourtant à emprisonner celles qu’on veut posséder. Le dilemme serait alors ce vœu pieux de dénoncer les mœurs et coutumes d’une société tout en n’oubliant pas que le cinéma est lui prompt à la poétiser…

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RÉALISATEUR : Mani Kaul   
NATIONALITÉ : Inde
GENRE : conte social poétique
AVEC : Raïssa Padamsee, Ravi Menon, Kada Ram, Hardan, Shambudhan, Manohar Lalas, Bhola Ram
DURÉE : 1h22
DISTRIBUTEUR : Ed Distribution
SORTIE LE 4 janvier 2022