Depuis la retraite prématurée et, on l’espère, provisoire de Lars Von Trier, Thomas Vinterberg est donc le seul à porter haut les couleurs du cinéma danois. Face à l’œuvre formaliste et provocatrice du trublion Von Trier, Vinterberg a su édifier une œuvre plus accessible, à hauteur d’homme (ou de femme) qui se focalise davantage sur les problèmes quotidiens des humains que sur la révolution de l’écriture cinématographique. Avec Drunk, il revient quasiment au niveau de son coup d’éclat d’antan, Festen (1998) qui avait reçu le Prix du Jury des mains de Martin Scorsese. On remarque qu’on y retrouve, après La Chasse, un éblouissant Mads Mikkelsen, qui tient une nouvelle fois un rôle d’enseignant, prétexte pour Vinterberg de questionner les angoisses des hommes arrivés à la moitié de leur vie et leur rapport au renouvellement de leur existence a priori banale.
On retrouve dans Drunk un éblouissant Mads Mikkelsen, qui tient une nouvelle fois un rôle d’enseignant, prétexte pour Vinterberg de questionner les angoisses des hommes arrivés à la moitié de leur vie et leur rapport au renouvellement de leur existence a priori banale.
Quatre amis, profs de lycée, se retrouvent régulièrement pour dîner. Leur vie est morne et s’enfonce dans la banalité. Ils décident de s’inspirer de la théorie du psychologue norvégien Finn Skårderud selon laquelle l’homme naîtrait avec un déficit d’alcool dans le sang. Avec 1,5 g/l chaque jour avant 20h dans le sang, ils espèrent redonner des couleurs à leur vie.
Contrairement à son ami Lars Von Trier, Thomas Vinterberg n’a jamais été trop sensible au travail de la forme cinématographique. On retrouvera ainsi les mouvements brusques et le montage abrupt des films du Dogme mais Vinterberg ne met jamais en avant son style. Une jolie idée de mise en scène peut néanmoins être remarquée dans Drunk : les rapports ou les sms apparaissent sur fond noir comme des intertitres de film muet. De manière générale, Vinterberg, davantage que sur son écriture cinématographique, préfère se focaliser sur les gens et les problèmes qui peuvent leur arriver, en particulier son sujet principal depuis La Communauté, comment mener sa vie en tant que génération post soixante-huitarde qui a donc connu les excès d’une certaine époque et doit survivre dans un monde qui ne correspond plus à cet état d’esprit.
Martin, Tommy, Peter et Nikolaj occupent un emploi de prof de lycée, mais sans se l’avouer, s’ennuient profondément et aimeraient renouer avec les élans et enthousiasmes de leur jeunesse. L’alcool apparaît comme une solution idéale, avec comme alibi, les écrivains et artistes cf. Ernest Hemingway qui ont consacré une bonne partie de leur vie à la dive bouteille. Au début, tout va bien. Leurs cours deviennent plus intéressants ; eux-mêmes se transforment en personnes bien plus drôles. Mais la déchéance n’est pas loin, tout comme la Roche Tarpéienne n’est pas très éloignée du Capitole. Vinterberg filme ainsi brillamment ces splendeurs et misères de l’alcoolisme, souvent drôlissimes, ces moments entre hébétude et exaltation, jusqu’à ce que le deuil finisse par s’en mêler.
Certes Vinterberg n’échappe pas à une pointe légèrement superflue de sentimentalisme (on voit plus de cinq fois Mikkelsen essuyer des larmes furtives) mais présente un portrait de l’humaine condition qui ne peut que toucher, assez proche de Husbands de Cassavetes, sans le génie de l’improvisation de ce dernier. Car la part féminine est relativement congrue : seule Maria Bonnevie, en épouse lasse de Martin, tire son épingle du jeu dans une belle scène de non-réconciliation. Néanmoins celui qui éclipse tout le reste de la distribution et qui aurait sans doute pu obtenir un nouveau Prix d’interprétation masculine, huit ans après celui glané pour La Chasse, si le Festival de Cannes 2020 avait eu lieu, c’est l’incroyable Mads Mikkelsen, encore plus magnétique aujourd’hui que dans sa jeunesse. Pas de doute, Mads vieillit très bien comme les bons vins. A la fois désespéré, émouvant, drôle, vibrionnant, Mads Mikkelsen, même s’il n’apparaît pas dans toutes les séquences, vampirise le film et le transforme en hymne à la vie, via cette impressionnante séquence de fin où il se révèle être un aussi bon danseur que Christopher Walken dans le clip de Fatboy Slim, Weapon of Choice.
Vinterberg montre intelligemment les plaisirs et les désastres de l’addiction alcoolique, sans se faire un laudateur ou un détracteur de l’alcool. D’une certaine manière, face à ses personnages tristement perdus dans leur mi-vie, il donne le conseil d’un certain Charles Baudelaire dans son recueil de petits poèmes en prose, Le Spleen de Paris :
Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.
Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : « Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. »