Deux procureurs : un homme seul face au système autocratique

Trois jours à peine et quatre unités de lieux. Quatre espaces étouffants, des murs hauts ou bas, mais toujours rapprochés. Deux procureurs aurait pu être une pièce de théâtre en quatre actes. Sur la scène on y aurait déposé quelques chaises en bois, à l’arrière une faucille et un marteau encadrés. Avec son long-métrage, présenté dans la Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes, le réalisateur ukrainien Sergei Loznitsa va à l’essentiel, dépouille jusqu’à l’os : nous voilà immergés dans les pires heures staliniennes de la Russie. Un voyage austère, sans aucun espoir, et le spectateur se voit alors choisir entre la contemplation active ou le risque (pour certains) de décrocher et trouver le temps long.

Union Soviétique, 1937. Alors que des milliers de lettres de détenus accusés à tort par le régime sont brûlées dans une cellule de prison, l’une d’entre elles parvient miraculeusement à destination : le bureau du procureur local, Alexander Kornev. Nommé depuis à peine trois mois, il se démène pour rencontrer ce prisonnier, Stepniak, victime d’agents de la police secrète, la NKVD. Bolchévique intègre, le jeune procureur part alors pour Moscou pour dénoncer ces graves atteintes à la justice au procureur général.

Une mise en scène grandiose et impeccable qui rend toute cette gigantesque machine stalinienne encore plus implacable.

Comment servir une thématique aussi lourde que celle des grandes purges staliniennes ? Sergei Loznitsa, également connu pour ses documentaires d’époque ou contemporains (dont Maidan, documentaire sur la révolution ukrainienne de 2013-2014), joue ici la carte d’une mise en scène à la fois grandiose et austère. Grandiose et impeccable, qui rend toute cette gigantesque machine stalinienne encore plus implacable. Les tons sont gris, bruns, ternes. Les seules tâches de clarté semblent être les visages des protagonistes, pâles, beiges, comme ce grain de sable que Alexander Kornev devient malgré lui, risquant de gripper un système dont il ne connaît même pas la réelle existence ni la portée.

Dans Deux procureurs, pas de surprise. Pas de revirements de situation, aucun cliffhanger. Dans sa mission quasi-messianique, Alexander Kornev part pour Moscou et semble sourd à toutes les mises en garde et prémonitions qui s’offrent à lui : il n’écoute ni le prisonnier Stepniak qui a écrit cette lettre d’alerte avec son propre sang, ni ce vieux vétéran inquiétant dans le train pour Moscou, qui lui conte sa propre expérience dans l’antichambre du bureau de Lénine quelques années auparavant (personnages doubles, tous deux joués par Aleksandr Filippenko).

Pendant 118 minutes, le scénario et ses dialogues sans fioriture nous mènent à une lenteur terrifiante d’une prison à une autre. Comme au théâtre, chaque silence devient éloquent : l’absence totale d’émotions, sur les visages des agents de la NKVD comme des fonctionnaires de Moscou, est glaçant. Même les deux voyages en train de ce procureur zélé semblent figés : aucune caméra ne s’attarde sur un bout de fenêtre, on pourrait tout aussi bien être immobile. Alexander Kornev est coincé et le spectateur est séquestré lui aussi, pour son plus grand plaisir visuel… ou, donc, son ennui.

Mais, si la fatigue ne doit pas l’emporter, c’est bien parce que Sergei Loznitsa nous offre un tel réalisme que ce drame historique devient un témoignage qu’il faut conserver, louer, et faire entrer en résonance avec la Russie actuelle (ou d’autres régimes autocratiques). Les coulisses compliquées du tournage complètent cette œuvre : il a fallu tourner dans une ancienne prison de Riga (Lettonie), datant de 1905, et le film a bénéficié de nombreux soutiens financiers en Europe. Deux procureurs, un document pour l’Histoire ?

3.5

RÉALISATEUR : Sergei Loznitsa
NATIONALITÉ :  Ukraine, France, Allemagne, Pays-Bas, Roumanie, Lettonie, Lituanie
GENRE : Drame, Historique
AVEC : Aleksandr Kuznetsov, Aleksandr Filippenko, Anatoliy Belyy
DURÉE : 1h58min
DISTRIBUTEUR : Pyramide Distribution
SORTIE LE 25 septembre 2025