Révélé au début des années 90 (La Vie des morts, La Sentinelle), Arnaud Desplechin appartient à la génération post-post-Nouvelle Vague, celle qui suit les Garrel, Téchiné, Doillon, Pialat, et qui rassemble des cinéastes aussi différents que Leos Carax et Olivier Assayas, qui partagent néanmoins un même terreau commun, celui de la Nouvelle Vague. Desplechin s’est très tôt signalé par la dimension romanesque et funèbre de son cinéma et a trouvé assez vite une direction précise avec une série de films appartenant à une sorte de saga, celle tournant autour de Paul Dedalus, personnage interprété par Mathieu Amalric : Comment je me suis disputé (…ma vie sexuelle), Rois et Reine, Un Conte de Noel, Trois souvenirs de ma jeunesse, auxquels il est possible d’adjoindre Les Fantômes d’Ismael, toujours interprété par Amalric. Depuis environ une dizaine d’années, Desplechin cherche à se réinventer et se trouve en quête d’autres sources d’inspiration. Deux pianos semble une nouvelle illustration de cette mue : nouveaux acteurs (François Civil, Nadia Tereszkiewicz), terrain musical inexploré à ce jour, aucun lien apparent avec la saga Dedalus. Un nouveau départ ou un film de transition?
Mathias Vogler rentre en France après un long exil. La mentore de sa jeunesse, Elena, souhaite qu’il donne une série de concerts au piano à ses côtés à l’Auditorium de Lyon. Mais dès son retour, une rencontre avec un enfant qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, son double, plonge Mathias dans une frénésie qui menace de le faire sombrer, et le mènera à Claude : son amour de jeunesse.
Un étrange film de transition, où les émotions sont ballottées entre deux moitiés de film qui ne parviennent pas à se rejoindre, comme deux pianos ne parvenant pas à s’accorder.
A l’intérieur de Deux pianos, cohabitent plus ou moins bien deux films, tout comme l’affiche exposant le couple de jeunes acteurs contredit en fait le titre, centré sur la relation maître-élève. En effet, d’un côté, le nouveau Desplechin expose une relation amoureuse souterraine qui ne va réellement prendre la lumière qu’au bout de 45 minutes, tandis que le passage du témoin entre maître et élève s’impose comme le véritable coeur du film, dès le début. Charlotte Rampling, souvent sous-estimée, y est très bien comme dans certains Ozon, en ancienne initiatrice soudain défaillante, tout comme Nadia Tereskiewicz, très émouvante et impeccable dans un personnage pourtant assez peu écrit qui aurait pu devenir une sorte de Femme d’à côté pour Desplechin. Le pivot central du film demeure pourtant François Civil, nouvel alter ego du réalisateur, qui manque peut-être encore de profondeur et de recul pour certaines scènes dramatiques du film.
Mathias Vogler (patronyme emprunté à Bergman) est ainsi une des multiples incarnations de l’homme Desplechin, instable, enthousiaste, tourmenté, dépressif, mal à l’aise et extrêmement talentueux. Là où Amalric se fondait naturellement dans le personnage, Civil apparaît un peu léger et presque désinvolte pour incarner avec véracité cet être complexe et insaisissable. Même s’il renouvelle un peu son univers en acceptant d’investir celui de la musique classique, Desplechin ne parvient pas à faire vibrer à nouveau cet entrelacs de relations bourgeoises qu’il connaît pourtant par coeur. Les deux moitiés de film semblent cohabiter l’une avec l’autre, sans parvenir à fusionner. Les seuls véritables points de repères aisément identifiables sont en fait la référence constante à la judéité à travers les personnages de Pierre (Jeremy Lewin), le mari juif de Claude, et de Judith (troublante Alba Gaia Bellugi qui aurait mérité comme Nadia Tereszkiewicz un rôle plus développé), et surtout la présence comique d’Hippolyte Girardot, qui était déjà producteur ou avocat des personnages d’Amalric dans les films précédents de Desplechin.
Civil ne parvenant pas à unifier par sa présence le film, ce dernier manque sa cible, et cela en dépit de jolis moments comme celui du concours de piano ou des quelques scènes de Nadia Tereszkiewicz, où Desplechin montre qu’il n’a pas perdu son appétence à filmer des moments de grâce. Mais loin d’être un film de maturité, Deux pianos semble bien plutôt un étrange film de transition, où les émotions sont ballottées entre deux moitiés de film qui ne parviennent pas à se rejoindre, comme deux pianos ne parvenant pas à s’accorder. Cette dernière décennie, on avait plutôt aimé la capacité de Desplechin à se transposer dans l’univers des prolos (Roubaix, une lumière), ou son intelligence d’adaptation et sa virtuosité à transcrire celui de Philip Roth (Tromperie), où à plonger avec crudité et agressivité inattendues dans les rapports affectifs (Frère et soeur). Ce ne serait pas être honnête et rendre service à Desplechin que de lui faire croire qu’il a touché juste dans Deux pianos, qui est l’un de ses films les moins aboutis depuis longtemps. Mais c’est bien davantage par amitié et compagnonnage cinéphilique que l’on peut espérer que ce film annonce une renaissance prochaine, joyeuse et imminente.
Note : 2,5
RÉALISATEUR : Arnaud Desplechin
NATIONALITÉ : française
GENRE : drame, romance
AVEC : François Civil, Nadia Tereszkiewicz, Charlotte Rampling, Hippolyte Girardot, Alba Gaia Bellugi
DURÉE : 1h55
DISTRIBUTEUR : Le Pacte
SORTIE LE 15 octobre 2025