Désordres : un autre monde

Dans une Suisse réglée à l’heure du capitalisme industriel, le temps est déjà de l’argent. A la fin du XIXe siècle, en réaction à une politique productiviste et à un nationalisme exacerbé, un jeune mouvement propose une alternative construite autour d’une idéologie libertaire : l’anarchisme. Réalisé par le cinéaste suisse Cyril Schäublin, Désordres fait cohabiter minimalisme et grands enjeux dans une œuvre pince sans rire, très clairement d’actualité en 2023.

Chapeau visé sur la tête, un homme cherche son chemin dans les rues d’une petite ville située dans le nord de la Suisse : son travail est de cartographier la région. Alors qu’il approche d’une entreprise d’horlogerie, deux policiers lui bloquent le chemin. Une photo s’apprête à être prise, il ne doit y avoir aucun passant dans le cadre. A la fin du XIXe siècle, on arrête plus la marche du temps : photographie, uniformisation du temps, télégraphie, les progrès technologiques s’enchaînent, tout s’accélère. Dans cette entreprise travaille Joséphine, une jeune ouvrière spécialisée dans la fabrication de balanciers. Au détour d’une pause, elle tombe sur le cartographe qui se présente : il est russe et s’appelle Pierre Kropotkine. Rapidement, elle se rapproche du mouvement anarchiste local.

Alors que l’affiche du film laisse à penser que Désordres est un film politique mêlé à une romance, c’est sans compter l’idéologie libertaire à l’œuvre. Si Pierre Kropotkine, éminent penseur russe de l’anarchisme ayant véritablement fait une visite en Suisse, apparaît bien, il n’incarne qu’un rouage de la formidable mécanique du récit imaginé par Cyril Schäublin. Un film cadré comme une photographie, où les individus se fondent dans les décors. L’espace, reflet de la société, est indissociable des citoyens : ensemble, ils forment un tout. Un drôle d’univers, à la fois détaché et procédurier. L’aspect humoristique du film vient principalement de sa froideur, d’une forme de dépouillement austère qui amène son lot de situations absurdes. Outre la présence de deux policiers façon Laurel et Hardy, il y a surtout cette histoire de fuseaux horaires : la ville en compte trois, celui de l’entreprise, de la poste et de la gare, sans compter ceux des autres continents lors de l’utilisation du télégraphe. Chaque jour, les gardiens du temps veillent à remettre les pendules à l’heure.

Désordres n’en reste pas moins une œuvre intrigante, originale et terriblement pertinente

Derrière une réglementation écrasante, laissant peu de place à l’émotion, se cache une véritable violence sociale. Le conflit est occulté par une prétendue courtoisie, la colère est toujours larvée. Face à cet ordre établi, ce productivisme galopant, ce monde marchand et expropriateur de sens, un récit alternatif se dessine. L’industrie de l’horlogerie étant particulièrement décentralisée, l’interdépendance permet à chaque entreprise de faire entendre sa voix : un mouvement local d’horlogers anarchistes utilise ce pouvoir pour peser dans les négociations. Une contestation pacifiste, à base de tracts, de solidarité financière et de réunions populaires. En miroir de cette idéologie libertaire, un nationalisme légèrement ringard qui revisite, fusil déchargé à la main, des heures sanglantes de son histoire. Le capitalisme, modèle dominant, y apparaît pragmatique, calculateur, avec déjà un esprit d’entreprise, de compétition. Lors d’une scène, le directeur de l’horlogerie avoue, non sans ironie, consulter la presse anarchiste pour anticiper les mouvements et protéger son épargne. Et puis, au milieu de ce combat éthique, il y a cet amour naissant entre Joséphine et Pierre. Une relation étrange, conduite par un rapport utilitariste au temps et une certaine gêne. Au fond, c’est une histoire qui existe avant tout pour vendre un produit : les photographies des deux prétendus amoureux… mais aussi, assez ironiquement, un film. Si son ton froid et sa construction atypique peut déranger, Désordres n’en reste pas moins une œuvre intrigante, originale et terriblement pertinente.

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RÉALISATEUR : Cyril Schäublin
NATIONALITÉ : Suisse
GENRE : Comédie dramatique
AVEC : Clara Gostynski, Alexei Evstratov
DURÉE : 1h33
DISTRIBUTEUR : Shellac
SORTIE LE 12 avril 2023