Dark Waters : la quête de la vérité

Todd Haynes aux commandes d’un film judiciaire, cette annonce paraissait pour le moins inattendue. Il fallait sans doute y déceler une volonté de Haynes, le spécialiste du mélodrame néo-sirkien (Loin du ParadisCarol) et du film rock (I’m not thereVelvet Goldmine) d’échapper définitivement à toute catégorisation et de diversifier sa palette, souhait déjà perceptible dans Le Musée des Merveilles. La bonne nouvelle, c’est que Todd Haynes, sur un sujet de commande, n’a rien renié au bout du compte de ses qualités stylistiques et de son talent formaliste. Dark Waters, après une exposition sage des données du problème, s’échappe assez vite du côté du drame personnel de Robert Bilott, en en faisant quasiment un croisé de la vérité, égaré dans une quête obsessionnelle similaire à celle de Zodiac

Dark Waters, après une exposition sage des données du problème, s’échappe assez vite du côté du drame personnel de Robert Bilott, en en faisant quasiment un croisé de la vérité, égaré dans une quête obsessionnelle similaire à celle de Zodiac.

Robert Bilott est un avocat spécialisé dans la défense des industries chimiques. Interpellé par un paysan, voisin de sa grand-mère, il va découvrir que la campagne idyllique de son enfance est empoisonnée par une usine du puissant groupe chimique DuPont, premier employeur de la région. Afin de faire éclater la vérité sur la pollution mortelle due aux rejets toxiques de l’usine, il va, pendant une vingtaine d’années,  risquer sa carrière, sa famille, et même sa propre vie…

Le projet Dark Waters est donc en fait une commande passée par Mark Ruffalo, l’acteur principal, stupéfiant de lassitude faussement résignée, à Todd Haynes. Le processus ressemble assez à la demande de Matt Damon faite à Gus Van Sant de le remplacer quelques jours avant le tournage de Promised Land. Sur un sujet à forte résonance écologique, un acteur reconnu, porteur du projet, confie à un metteur en scène « arty », peut-être en panne d’inspiration, le soin de le mettre en scène, ce qui a pour effet de remettre en selle le metteur en scène et de lui permettre d’ajouter une corde de plus à son arc.

Deux éléments distinguent néanmoins Dark Waters de Promised Land, en dépit de leurs similitudes de naissance. L’intérêt de Promised Land, résidait surtout dans son aspect de fable shakespearienne, le personnage de Matt Damon oeuvrant en toute bonne foi pour les industries chimiques et finissant par retourner sa veste aux trois quarts du film. Dans Dark Waters, le retournement de veste de Robert Bilott (Mark Ruffalo) intervient assez vite, Todd Haynes se concentrant davantage sur le caractère obsessionnel de sa quête de vérité et de justice. Enfin, dans Promised Land, le style de Gus Van Sant s’était presque complètement évaporé, se limitant à la fonctionnalité narrative, au service de la cause qu’il a choisie. C’est nettement moins le cas pour Todd Haynes qui parvient à vaincre progressivement le caractère a priori étouffant du film-dossier, par petites touches, en montrant des vaches sous un angle terrifiant, comme dans un film de Carpenter, ou en rendant les moments de la vie quotidienne de Bilott étrangement angoissants, lorsque sa main tremble de façon intempestive, ou lorsqu’il tente de démarrer sa voiture dans un parking désert, ou encore, dans un moment presque lynchien, quand il croise par surprise une personne atteinte de malformation physique, victime de la contamination chimique. Cette scène du quotidien est magistralement mise en scène et hante le reste du film, la victime souriant à l’avocat qui reste démuni devant tant de candeur. 

Todd Haynes, pour l’occasion, n’a absolument rien perdu de son talent exceptionnel de directeur d’acteurs qu’on a pu admirer entre autres dans ses films avec Julianne Moore (SafeLoin du Paradis) ou Carol. Mark Ruffalo, très éloigné de Hulk, renoue avec ses rôles d’enquêteur tourmenté par la vérité, qu’il avait eu l’occasion d’expérimenter dans Zodiac ou Spotlight. Il entre également en résonance avec l’ambiance hivernale de Foxcatcher, Robert Bilott arborant une mine étrangement défaite, un sourire à la limite de la circonspection. Sa performance si discrète, qu’elle se fond dans le décor, rend palpable la dérive de cet homme qui va mettre en danger sa santé, son travail, son couple, au bénéfice d’une cause représentant des centaines de gens. En bonne épouse, Anne Hathaway passe presque inaperçue, jusqu’à ce qu’elle s’impose en deux scènes inoubliables de dispute conjugale et de reproches contre le patron de Bilott (Tim Robbins, d’une sobriété exemplaire).  

On peut largement préférer le Todd Haynes arty de I’m not there ou Carol mais, sur de nombreux aspects, Dark Waters ne démérite pas et offre de beaux moments de cinéma, alliant des vertus presque désuètes de style formel et de direction d’acteurs, et se signale comme une étape passionnante dans le parcours de Todd Haynes, laissant ouvert le chemin pour la suite. 

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RÉALISATEUR : Todd Haynes
NATIONALITÉ : américain
AVEC : Mark Ruffalo, Anne Hathaway, Tim Robbins
GENRE : Drame, biopic
DURÉE : 2h07
DISTRIBUTEUR : Le Pacte
SORTIE LE 26 février 2020