Daaaaaalí ! : le charme discret de l’interview

Pour la plupart des spectateurs, Salvador Dalí au cinéma, c’est resté l’irrésistible apparition de Adrien Brody dans Minuit à Paris de Woody Allen. Tout dans la voix, la gestuelle, le phrasé, sonnait parfaitement juste. C’était pourtant à la Belle Epoque, le Dalí encore jeune, qui n’avait pas encore réussi mais traînait dans les cafés de Paris avec Luis Buñuel et Federico Garcia Lorca. Quentin Dupieux, notre excentrique favori, a décidé de consacrer tout un film à Salvador Dalí et multiplie les plaisirs : au lieu d’un seul Dalí, il nous en offre cinq! Au lieu d’un biopic classique, trop sage et conventionnel pour l’ami Oizo, il nous propose un non-biopic complètement fou et délirant, à l’image de Dalí, centré sur la personnalité médiatique hors normes de l’un des artistes les plus marquants du XXème Siècle.

En 1983, Judith, jeune journaliste, veut interviewer le grand artiste peintre Salvador Dalí. Elle le rencontre dans une chambre d’hôtel mais celui-ci, voulant à tout prix être filmé, décline le principe de l’interview écrite. C’est le début d’un chassé-croisé incessant entre la journaliste débutante et persévérante et le grand peintre égomaniaque.

Un grand film formaliste et jubilatoire. Quentin Dupieux éprouve un plaisir vertigineux -qu’il fait partager à ses spectateurs – à montrer un artiste flamboyant qui n’hésitait pas à mettre en avant son ego monstrueux.

On attendait un peu Quentin Dupieux au tournant de son treizième film, abordant ce qui paraissait être un grand sujet, la vie et l’oeuvre de Salvador Dalí. Dupieux en est en effet déjà à son treizième film mais ne semble pourtant pas guetté par l’esprit de sérieux, qu’il redoute plus que la peste. Daaaaaalí !  n’est pas un simple biopic sur la vie de Dalí, cherchant à expliquer l’origine et les ramifications du peintre espagnol. C’est plutôt un non-biopic (tout comme Dupieux a signé Non Film, en guise de premier film), soit un film qui va à rebours de toutes les conventions du biopic, en ne cherchant pas à exposer la vie de Dalí, ni à expliquer le moins du monde son oeuvre. Dupieux a cherché à éviter plus que tout le piège du grand sujet, en se connectant à l’esprit de Dalí, et en réalisant un film centré sur le personnage et reproduisant la mécanique délirante de son esprit.

Eviter l’esprit de sérieux, le grand sujet, la quête de la performance, c’est ce qui a guidé Quentin Dupieux, et l’a amené à choisir cinq acteurs différents pour interpréter le mégalomaniaque personnage. Dalí étant un rôle à performance, susceptible d’être récompensé dans une cérémonie de prix, Dupieux a préféré casser cet effet performatif potentiel pour jouer davantage sur la pluralité des interprétations. On y retrouve un écho du I’m not there de Todd Haynes, où Dylan était interprété par un jeune gosse noir, une femme (Cate Blanchett), ou un homme (Christian Bale ou Heath Ledger) mais là où on pouvait affirmer Dylan est tout le monde, c’est plutôt l’inverse chez Dupieux : tout le monde est Dalí et se fond en lui. Il est possible de préférer tel Dalí à un autre (Edouard Baer et Jonathan Cohen se montrent ainsi particulièrement brillants) mais l’idée de Dupieux consiste plutôt à relancer l’intérêt à chaque fois, le personnage de Dalí changeant d’interprète à chaque séquence ou presque, pour montrer que l’essence de Dalí phagocyte ceux qui l’incarnent.

Bien plus que Todd Haynes, Dupieux cite en fait Luis Buñuel, le grand ami de Salvador Dalí, tout aussi génial que lui dans le domaine du cinéma. Ils ont d’ailleurs signé ensemble l’un des plus beaux et fondamentaux courts métrages de l’histoire du cinéma, Un Chien andalou. Daaaaaalí ! est ainsi un vibrant hommage à l’esprit surréaliste que rend Quentin Dupieux. Ses Dalí sont cinq, tout comme les Conchita sont deux dans Cet Obscur objet du désir. Au détour d’un plan, on retrouve un fauteuil roulant de paralytique comme dans Belle de jour. Ce n’est certainement pas un hasard si un personnage féminin reproduit les intonations de Jeanne Moreau, interprète du Journal d’une femme de chambre. De même, Dupieux reprend l’astuce des rêves emboîtés les uns dans les autres, qui apparaît a priori pour la première fois dans Le Charme discret de la bourgeoisie. Ce faisant, il transforme Daaaaaalí !  en grand film formaliste et jubilatoire en enchâssant cinq rêves les uns dans les autres. Ce chiffre 5 sera également décisif pour la fin du film, où 5 fins se succèdent, afin de satisfaire l’ego démesuré du Maître. La tonalité comique générale du film n’empêche pas Dupieux d’évoquer ici et là les thématiques de la mélancolie, de la mort et de la vieillesse, en particulier via le personnage du Dalí vieux (Didier Flamand).

Par conséquent, Daaaaaalí !  n’est pas du tout un hommage compassé au grand peintre mais une jolie fantaisie jubilatoire dans l’esprit de Dalí, qui reproduit par des procédés stylistiques (dilation des actions, cf. le couloir qui n’en finit pas, jeux d’écho, répétition, alternance des points de vue, substitution, etc.) les chausse-trapes de la personnalité immense de l’artiste. Tout comme Clint Eastwood, cinéaste en apparence psychologiquement stable, est fasciné par des personnages hantés par le spectre de l’autodestruction, Quentin Dupieux, qui se réclame de l’artisanat (il a encore une fois réalisé, photographié et monté son film), éprouve sans doute un plaisir vertigineux -qu’il fait partager à ses spectateurs – à montrer un artiste flamboyant qui n’hésitait pas à mettre en avant son ego monstrueux.

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RÉALISATEUR : Quentin Dupieux 
NATIONALITÉ :  française 
GENRE : comédie 
AVEC : Anaïs Demoustier, Edouard Baer, Jonathan Cohen, Pio Marmai, Gilles Lellouche, Didier Flamand, Romain Duris 
DURÉE : 1h17 
DISTRIBUTEUR : Diaphana 
SORTIE LE 7 février 2024