Bertrand Mandico nous avait habitués, dès son premier long métrage, en 2017, Les Garçons sauvages, à du trash, en faisant tomber leurs pénis aux adolescents d’un film d’aventures, sur leur île… paradisiaque. Avec After Blue [Paradis sale], c’était plutôt à un purgatoire féminin qu’il nous conviait, partant d’une barbarie entre femmes pour arriver à une ode aux mortes et ressuscitées, barbarie venue s’amplifier comme un nouvel Empire à contre-attaquer. Voilà Conann, fait de ses deux « n », venu clôturer la trilogie qui nous aura fait passer du Paradis à l’Enfer, à la manière d’une divine comédie, et qui réserve son lot de surprises à venir puisque trois autres objets y seront liés (une mise en scène filmée, un moyen métrage expérimental et un film en VR). La révolution Mandico ne fait que commencer, ça s’est passé à la Quinzaine des cinéastes, sous l’égide d’un Rainer à régner sur une humanité montrée… comme jamais ! Après visionnage, on ne la fera pas à l’envers à se demander si oui ou non, Bertrand Mandico est un cinéaste féministe, un cinéaste engagé, un cinéaste passionné. Il est bien les trois, la preuve en images, et pas juste pour se la jouer : car il ne suffisait pas de prendre et de remanier les origines (le personnage du roman de Robert E. Howard repris dans le film de John Milius) ; car si les héroïnes démultipliées qui incarnent Conann sont musclées, c’est surtout un récit et une mise en images qui demandent au spectateur de ré.agir plutôt que de rester en passivité. Conann reprend par et à travers elle l’Histoire de toute une humanité, depuis la Préhistoire jusqu’à la modernité : pas de surprise, ce seront principalement des actrices à remodeler ce qu’est l’être, et à ne plus faire semblant de le nier. « Barbares » les personnages, comme Mandico le prétend lui-même, barbares comme les actrices ont été présentées sur la scène de la Quinzaine, et, si l’on s’en réfère à l’étymologie du terme, on peut dire que le cinéaste a tout juste et que son film ne l’est pas moins, barbare ! Car avant d’arriver à son sens courant de « cruel, brutal, sauvage », le terme, qui représentait pour les Grecs « l’étranger » – ceux n’ayant pas la même origine, du fait de leur langue – évoluait à peine pour les Latins qui dénonçaient ceux qui n’appartenaient pas à leur Empire, devenant donc « ennemis », avant de s’amplifier pour caractériser des « incultes, non civilisés ». Conann résume ainsi et l’histoire d’un terme, et l’histoire des êtres, capables, qu’ils soient hommes ou femmes, de s’autodétruire, à cause de leur étrangeté : celle d’avoir voulu dominer – pour les hommes ayant pris le pouvoir –, celle de se révolter – pour les femmes qui possèdent amplement le leur : chez Mandico, c’est la pure égalité, dans son diamant de film où le désamour humain porte même à dévorer les cœurs.
Barbares, vous avez dit barbares ? C’est pour mieux vous aimer, mes actrices préférées… pourrait-on dire tant l’hommage de Mandico est brillant, à elles comme, finalement, à toute notre humanité !
Conann, par l’intermédiaire du chien des Enfers, Rainer – incarné par la très chère Elina Löwenshon – raconte les six vies de l’être féminin, née esclave de Sanja (J. Riedler) et de sa meute barbare, renaissant indéfiniment de sa propre mort : le film commence encore comme un conte à travers le récit qu’entend une vieille femme (Françoise Brion, exceptionnelle) qui a tout oublié de son passé, qui remonte le temps pour lui et nous faire assister à son parcours depuis ses 15 ans. Il finira dans un grand banquet – pris entre J’ai tué ma mère et Mange tes morts – cannibale ou nécrophage c’est au choix, et mené de main de maître par Octavia – un Christophe Bier precieux et précieusement travesti en maîtresse de maison, quoi de mieux ! Depuis son temple qui ressemble à un Ehpad, où deux infirmières de rose masquées – on a repensé aux joies du Covid aussi ! – l’obligent à voir le film de sa propre vie – sacrée mise en abyme –, et à travers un voyage à traverser les ères, les mythes et les frontières – chapeau à Laure Saint-Marc pour son montage et à Bertrand Mandico pour sa facilité à rendre fluide une chronologie déréglée –, ce seront des images de déviante, cruelle, barbare, guerrière, violente, meurtrière… – incarnées par les toujours incroyables C. Duburcq, C. Theret, S. Parfait, A. Buzek, N. Richard – à nous montrer, à travers un romantisme macabre, une fantaisie criminelle où le sang surgit, ce que sont devenus les êtres, dans quel monde (barbare) elles et nous vivons ! Les rappels sont forts aux deux longs métrages précédents, avec encore le choix du noir et blanc – cf. Les Garçons sauvages – avec lesquelles s’intercalent des images en couleurs issues du flash des photographies que prend Rainer – cf. Dead Flash, un précédent court du réalisateur (2021), fait d’images glam’ avant l’apparition simiesque, ici c’est le chien, du modèle et de sa photographe –, des décors flamboyants déjà annoncés dans le précédent Paradis sale, où le minéral et le végétal se rencontrent, où les matières et les textures visuelles comme sonores s’auto-alimentent – du métal au gluant, du hurlant au béant, ici c’est le Bronx, au premier sens du terme ! –, et toujours cet artisanat du cinéma que Mandico vénère, rendant vivantes ces natures très riches mais trop mortes. Depuis les masques jusqu’aux corps armés, depuis les viscères jusqu’aux tétons crochus, l’enfer s’est immiscé du dedans au dehors faisant des formes un champ de bataille où les cadavres affluent, Mandico ne cachant ni les coutures, ni ses ficelles, ni les cicatrices même des cruelles… ce que l’on entend dans la détonante B.O. de Pierre Desprats, un fidèle du cinéaste, qui s’allie admirablement à celles de Purcell, Debussy, du rap ou du Barbara Carlotti ! Les rappels ne s’arrêtent pas à sa propre œuvre et s’entendent aussi comme des références à toute une histoire du cinéma que le cinéaste a digérée pour en transcender la substantifique moelle : sans parler de R. W. Fassbinder ou M. Ophuls directement cités, depuis A. Ferrara (L’Ange de la vengeance et les vengeances démultipliées des criminelles ici) à M. Ferreri (on pense à La Grande Bouffe pour la scène finale) quand ce n’est pas Fellini, la démarche multiple et hybride de Mandico fait aussi penser au polyglotte des formes, Peter Greenaway, lui qui a touché, en plus du cinéma, aux domaines de la peinture, de l’installation plastique, de l’écriture d’opéra – Mandico participera à la création d’un opéra-ballet basé sur l’œuvre de Stravinski, Petrouchka, l’été prochain pour le Festival lyrique d’Aix-en-Provence – et de romans…
Le cinéma est une fièvre permanente, ou un virus virulent dont Conann se saisit pour nous faire assister à la tragédie de nos vies, avec brio et surtout une grande générosité…
Conann est donc bien une planète, presque des singes, plutôt des hyènes, avec un chien, une planète animale où l’amour rôde pourtant pas si loin – en témoigneront les rituelles phrases de Rainer –… comme une tragédie (comique au passage avec les décalages de tons assurés par Rainer) le forçant à rester dans l’ombre de lui-même ! Conann parle bien de la planète Terre, de sa naissance à sa mort, en passant par sa vieillesse et sa résurrection : après avoir tué le Père, après avoir tué la Mère, c’est tout un territoire qu’il faut détruire pour le reconstruire – cf. le passage rappelant les heures sombres du nazisme comme nos heures sombres d’un européanisme capitaliste –, tel est le plan, le désir, le souhait ou plutôt la Révolution Mandico, qui résonne avec celle de Cocteau ou Paso(lini) . Finalement le virus n’était pas là où l’on a cru, c’est ce virus de cinéma qu’on aime et qu’on accepte de tolérer parce qu’il est créé de toutes pièces, et même à toutes les dépecer, car ses images sont celles d’un passé qu’il faut nécessairement dé.passer, et d’une espérance à laquelle le cinéaste nous fait rêver… à la manière d’une joie inespérée ! et que la Quinzaine a su repérer… Youpi !
RÉALISATEUR : Bertrand Mandico NATIONALITÉ : France GENRE : Tragédie héroïco-fantastic AVEC : Elina Löwensohn, Christa Théret, Julia Riedler, Claire Duburcq, Sandra Parfait, Agata Buzek, Nathalie Richard, Christophe Bier, Françoise Brion, Audrey Bonnet, Yuming Hei, Marie Brion, Michaël Erpelding, Anne-Lise Maulin DURÉE : 1h45 DISTRIBUTEUR : Ufo Distributions SORTIE LE 29 novembre 2023