Quelle joie de voir que le cinéma iranien continue d’exister, malgré toutes les entraves de liberté qu’on connaît dans le pays – cf. les récents troubles subis par Jafar Panahi –, et l’arrivée de deux jeunes réalisateurs dans la quarantaine, Ali Asgari et Alireza Khatami. À travers neuf tableaux qui correspondent à des scènes de la vie quotidienne iranienne, le film déroule tous les empêchements que rencontrent les personnages, femme ou homme, adolescent ou plus âgé, confronté à des administrations, institutions publiques ou entreprises privées. Les réalisateurs préciseront, lors de leur venue sur scène d’Un Certain Regard, combien il fut risqué aussi pour certains de participer de près ou de loin au film, et rien que pour ça, chapeau!
Une nouvelle forme de récit apocalyptique dans lequel il n’est plus besoin d’effets spéciaux pour signifier la mort lente des êtres…
Voici le portrait qui transparaît – et c’est un atout du film que dans les situations aussi rapides dans leur durée, on parvienne à déceler plusieurs types – de cinq femmes et quatre hommes, qui, dans des situations qui nous concernent tous, doivent faire preuve de patience et de courage, développer des capacités de discours et de négociation, le tout sans que leurs interlocuteurs – qui sont systématiquement hors-champ et qui sont généralement des hommes –, n’aient l’impression d’être rejetés, remis en cause ou qu’ils aient le sentiment que leur autorité, qui ressemble davantage à un loi imposée et subie, ne soit pas respectée. Pour les hommes, ce sera l’histoire d’un papa qui doit déclarer le nom choisi avec la maman pour leur fils au bureau des naissances de l’hôpital, d’un jeune homme venu récupérer son permis de conduire, d’un autre répondant à une annonce d’embauche ou d’un cinéaste venu demander une autorisation de tournage : dans tous les cas, malgré leur genre – on aurait pu croire à de quelconques privilèges –, ils se voient empêchés d’obtenir ce qu’ils souhaitent, qui est pourtant de droit, sans en passer par une série de questions indiscrètes, inadéquates à la manière d’une torture policière. En plan moyen, face à nous, on les voit discourir pour tenter de rendre la raison au législateur, essayer d’obtenir une faveur exceptionnelle, ou montrer des sentiments de détresse pour convaincre. Le point commun entre tous les entretiens réside en l’omniprésence de la religion et, par elle, le souci de l’unique culture iranienne et le rejet de toute culture étrangère, la nécessité d’une sobriété physique et morale proche de l’ascétisme et qui passe par l’interdiction d’aborder certains sujets. Ainsi un père se voit contraint de ne pas appeler son fils comme la famille l’entend – au passage, la scène est très comique, David devenant Davood –, un autre doit se déshabiller pour que ses tatouages soient analysés – au passage, on ressent comme l’idée d’un dépassement des limites, y compris sexuelles –, quand un autre doit réciter des sourates par cœur pour travailler dans le bâtiment ou qu’un cinéaste doit changer son scénario, le parricide n’étant pas permis même dans la fiction. Ce n’est pas coton pour les femmes non plus, qui ne peuvent pas sortir, se teindre les cheveux, se les couper trop court, se maquiller, fréquenter des garçons, venir à moto, soudoyer la police pour un chien, ou pire, être contrainte de coucher pour un travail. En plus de l’emprisonnement moral, le film démontre comment les corps doivent devenir inexistants ou n’être qu’objet de soumission alors qu’ils sont de désir, fantasme et déni…
Que tu sois homme ou femme, que tu sois jeune ou vieux, et même si tu es bon, tu te soumettras à ce que te dit Allah…
Par l’intermédiaire d’une bande sonore très présente – à laquelle répondront tous les discours argumentés et raisonnés des victimes, dans un très beau travail sur le dialogue –, ce que l’on entend dès l’ouverture du film avec le plan-séquence sur les toits et derrière l’horizon d’un montage, de la nuit au réveil, et avec tous les bruits qui peuvent la caractériser, la tension est forte dès le départ et viendra résonner avec l’image de fin, toujours vue d’en- haut, on ne peut vous en dire plus. Les neuf tableaux de Chroniques de Téhéran (Terrestrial verses) sont comme une réponse contemporaine aux neuf chapitres des Versets sataniques (Salman Rushdie, 1988), film dont la répétition mime en miroir ce que vit le peuple iranien, dont la multiplicité des situations montre combien la religion est venu tout corrompre, et qui prend le parti d’en sourire, et de rester sage, tout en dénonçant, simplement, précisément, et minutieusement tous les rouages du processus de destruction massive des âmes de ce territoire, qui gardent espoir en leur Verbe et en leur Raison.
RÉALISATEUR : Ali Asgari et Alireza Khatami NATIONALITÉ : Iran GENRE : drame humain AVEC : Majid Salehi, Sadaf Asgari, Gohar Kheirandisch, Farzin Mohades, Bahman Ark, Arghavan Shabani, Servin Zabetiyan, Faezeh Rad, Hossein Soleymani DURÉE : 1h17 DISTRIBUTEUR : ARP Sélection SORTIE LE 13 mars 2024