Vie ? Ou théâtre ? ressemble à s’y méprendre à du Shakespeare. Ne disait-il pas lui-même que : « Le monde entier est un théâtre. Et, tous hommes et femmes, n’en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles. » Si le théâtre est un art, la vie constitue son principal terrain de jeu – et d’expression. Charlotte Salomon devait connaître le dramaturge anglais lorsqu’elle baptisa son roman graphique – et seul chef-d’oeuvre – Vie ? Ou théâtre ? On dit souvent que l’art n’a pas de frontières. La vie et l’oeuvre de Charlotte Salomon en sont le parfait exemple. Il y a dix ans, l’artiste était pourtant inconnue du grand public. En 2015, David Foenkinos publie un roman sobrement intitulé Charlotte. L’héroïne éponyme est une artiste juive allemande décédée à Auschwitz, à l’âge de 26 ans et alors qu’elle est enceinte de cinq mois. L’auteur participe à la mise au jour des œuvres de la peintre. Son texte est, en effet, agrémenté de dizaines de reproductions papier de tableaux de Charlotte Salomon. Sept ans plus tard, c’est au tour du cinéma de rendre hommage à l’artiste à travers, là encore, un film prénommé Charlotte.
« Le monde entier est un théâtre. Et, tous hommes et femmes, n’en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles. » Si le théâtre est un art, la vie constitue son principal terrain de jeu – et d’expression. Charlotte Salomon devait connaître le dramaturge anglais lorsqu’elle baptisa son roman graphique – et seul chef-d’oeuvre – Vie ? Ou théâtre ?
Le long-métrage retrace la vie d’une artiste qui a compris qu’il lui faudra vivre vite. La narration est ainsi divisée en deux parties. La première dresse un portrait de l’Allemagne Nazie. Nous sommes en 1933. Un certain Hitler vient d’être nommé Chancelier. Charlotte vit alors dans une famille aisée. Son père Albert Salomon est un brillant médecin et professeur à l’Université de Berlin. Elle perd sa mère Franze Grunwald lorsqu’elle a huit ans. Celle-ci s’est suicidée lorsqu’elle avait huit ans, bien qu’on lui raconte qu’elle aurait succombé à une grippe. Dans la famille de sa mère, les suicides sont légion, comme elle l’apprendra plus tard. Pour l’instant, Charlotte est une jeune étudiante à l’Académie des arts de Berlin. La jeune fille montre des aptitudes pour le dessin. Elle possède déjà ce style si caractéristique que l’on verra grandir au cours de l’histoire.
Cependant, très vite, le régime nazi met en place ses mesures discriminatoires et antisémites. Le film montre ainsi par petite touches l’exclusion des juifs de la vie artistique, économique et politique allemande. Ce sont les saluts nazis entre les professeurs. Les regards mauvais qui accompagnent Charlotte partout où elle va. Les musées dans lesquels sont séparés l’art noble – car « aryen » – de l’art déclaré et perçu comme « dégénéré ». Ou encore les bancs sur lesquels on peut voir inscrit en lettres capitales « Réservé aux Aryens ». Ces divers éléments constituent un contre-point pour le spectateur. Ils viennent contrecarrer la tendance à positiver le dessin animé et son contenu. Les couleurs à l’écran ne doivent pas nous tromper. L’animé atténue faussement la gravité de ce qui est raconté, montré ou simplement suggéré. L’horreur de l’Holocauste n’est pas effacée du cadre. Les couleurs bariolées et chatoyantes renvoient aux fresques peintes par Charlotte Salomon. Mieux, elles en constituent le pont. L’artiste transforme chaque évènement traumatique en œuvre d’art. A l’instar de la scène d’ouverture où l’intrusion brutale de soldats nazis lors d’un récital devient l’objet d’un tableau. Ce dernier naît à l’écran grâce à un ingénieux procédé technique (re)donnant vie à l’oeuvre de l’artiste.
C’est à la faveur d’un évènement historique que l’on doit le basculement vers la seconde partie. Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938 a lieu la Nuit de Cristal. Ce pogrom organisé par le Troisième Reich provoque une vague d’arrestations et de pillages de magasins juifs. Si, dans le film, Charlotte échappe de peu au lynchage, son père est arrêté et interné au camp de concentration de Sachsenhausen. Lorsqu’il en revient deux mois plus tard, il décide de quitter l’Allemagne. Charlotte est alors envoyée chez ses grands-parents maternels. Ses derniers résident à Villefranche-sur-Mer dans l’immense villa d’Ottilie Moore, une riche philanthrope américaine. Nous sommes en janvier 1939. Le cadre idyllique ainsi que la colorimétrie qui lui est associée ne doivent – là encore – pas nous induire en erreur. Charlotte n’est pas en vacances. Elle sait que le temps lui est compté. L’artiste s’active en coulisses pour raconter ce qu’elle voit. Cette violence dont elle est témoin qui écrase sa vie comme celles de millions d’autres avec elle. Les couleurs éclaboussent l’écran mais aussi – et surtout – l’indicible dont elles sont le nom. L’héroïne découvre tour à tour l’amour et la mort dans une opposition moins caricaturale qu’elle n’y paraît. La guerre révèle les secrets de famille. L’artiste assiste impuissante au délitement de sa grand-mère maternelle. Une menace plane. Elle porte le masque de la famille. Charlotte apprend enfin la triste vérité : sa mère s’est donnée la mort à l’image de sa sœur cadette. Le désespoir autant que le suicide sont abordés avec pudeur, sans voyeurisme ni sensationnalisme, à l’instar de la peur qui tiraille l’ensemble des personnages. Charlotte n’est en cela pas perçue ni mise en scène comme une héroïne. Elle n’est pas glorifiée, encore moins idéalisée.
La vie et l’oeuvre de Charlotte Salomon illustrent ainsi à merveille cette magnifique citation d’Annie Ernaux qui affirme que « ce qui compte, ce n’est pas ce qui arrive. C’est ce qu’on fait de ce qui arrive ».
« On ne doit pas attendre que la vie nous aime. On doit aimer la vie » lui lance son premier amour, le professeur de chant Alfred Wolfsohn. Charlotte retient le message. Sa peinture en est une magnifique transposition. Ses tableaux témoignent d’une existence volée par les absurdités d’un régime abject empuanti par une idéologie tout aussi immonde. Charlotte fait sienne la citation de Shakespeare. Si le monde entier est un théâtre. Et que, tous hommes et femmes, en sommes les acteurs. Alors Charlotte choisit d’en être aussi l’unique créatrice. Peindre au jour au jour devient une source d’agentivité pour l’artiste en s’affirmant comme un moyen de sublimer la tristesse aussi bien que la joie, l’énergie de la vie autant que l’angoisse de la mort. La vie et l’oeuvre de Charlotte Salomon illustrent ainsi à merveille cette magnifique citation d’Annie Ernaux qui affirme que « ce qui compte, ce n’est pas ce qui arrive. C’est ce qu’on fait de ce qui arrive ».
RÉALISATEURS : Eric Warin et Tahir Rana NATIONALITÉ : Canada, Belgique, France AVEC : Marion Cotillard, Romain Duris, Philippe Peythieu, Annie Le Youdec DURÉE : 1h32 DISTRIBUTEUR : Diaphana Distribution SORTIE LE 9 novembre 2022