UFO Distribution
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Cent mille milliards : le vagabond des étoilés

À l’image des voyages que réalisent ses films sélectionnés dans différents festivals : à la Quinzaine des réalisateurs (Cannes), à l’ACID (Cannes), à Rotterdam, Berlin ou San Sebastian, le cinéma de Virgil Vernier dresse une cartographie des lieux où l’argent est architecture : Andorre, Genève, Sophia Antipolis. En chroniquant le monde contemporain capitaliste, Virgil Vernier s’avère être un réalisateur, coutumier du format court, qui se distingue au sein du paysage cinématographique français par son regard singulier qui brode dans un grain de l’image qui lui est propre : la fiction, le documentaire et le mythe. Avec Cent mille milliards, sélectionné cette fois-ci à Locarno, Virgil Vernier retrouve le décor de la Principauté monégasque, espace qu’il avait déjà exploré lors d’un moyen métrage, Imperial Princess, présenté cette année au Festival Cinéma du Réel. Ce premier essai monégasque racontait l’errance de Iulia, jeune femme russe qui avait décidé de rester à Monaco après le départ précipité de ses parents par peur de sanctions consécutives à l’invasion de l’Ukraine. Deuxième essai avec une nouvelle errance sur le chemin d’une solitude, celle d’Afine (Zakaria Bouti). 

Alors que ses colocataires partent en vacances à Dubaï, Afine, dix huit ans, passe son Noël à travailler en tant qu’escort-boy dans les rues décorées de Monaco. Se laissant porter par les missions qui sont les siennes et par les rencontres qu’il fait, Afine se retrouve à garder Julia, une jeune fille abandonnée par ses parents fortunés partis fêter la fin de l’année. 

La grande force de Virgil Vernier est d’arriver à saisir une époque, comme une peinture en mouvement entamée depuis plusieurs films sur laquelle on percevrait les désirs funèbres d’une génération mondialisée et, plus en profondeur, le cœur de constellations de solitudes. 

Sur l’horizon d’un soleil déclinant, on entend la voix d’une petite fille : “Le géant n’avait peur de rien. Avec sa force, il détruisait tout sur son passage. Personne ne pouvait l’arrêter. Il allait conquérir le monde.” Halls spacieux, longues robes, petits achats, prix obèses, grandes ambitions. À Monaco, assis en tailleur, en cercle sur un lit, quatre colocataires relatent leurs diverses expériences excentriques de prostitution d’intérieur. L’une d’entre eux interpelle le groupe sur leur activité : “Quel est le projet derrière ? Moi, je veux une femme de ménage, je veux un comptable, je veux un agent de sécurité.” À leur tour, picorant dans la main du géant insatiable de l’argent, ils souhaitent s’émanciper en reproduisant le schéma d’asservissement qui est le leur. Pour arriver à leur fin : donner son corps à la finance, quelque temps. En attendant leur salaire à cinq chiffres, voilà que trois d’entre eux s’en vont, laissant Afine, seul à la colocation pour Noël. Il fantasme, cigarette au coin des lèvres, sur la vitrine de leurs vies affichées sur Instagram depuis Dubaï. Lui reste à Monaco. 

Les hommes disent d’Afine qu’il est paresseux. Serait-il moins ambitieux que les autres ? Serait-il moins prompt à enfiler les zéros sur son compte bancaire comme un collier de perles ? Ce qui frappe dans Cent mille milliards, c’est la passivité d’Afine, la plupart du temps à moitié absent dans les espaces où il nous est dépeint. D’abord, le travail sexuel qu’exerce Afine n’est jamais représenté. Pas une scène de cul. Pas un morceau de chair ne dépasse. Les corps sont des façades qui abritent les âmes séchées d’une génération en transit. Là, Afine récupère une amie dans les couloirs d’un hôtel, sortie de la chambre d’un client. Là, Afine se rend dans la résidence Paradise, chez un consommateur. Là, dans l’entrebâillement d’une porte, une conversation avec un homme qui réalise des ultra-trails. “Tous les jours, je fais du sport. J’aime la souffrance. Si je te prends en main, tu auras un corps parfait.” dit l’homme à Afine. Le corps, l’étalon de l’escort-boy. S’il est paresseux ou manque d’ambition, c’est ainsi qu’il est dépeint par les hommes, les femmes disent de lui qu’il est “beau, bien habillé.” Là, quelques mètres derrière une femme qu’il accompagne selon ses désirs, Afine les bras chargés des emplettes de luxe. Seulement sur le bout des lèvres botoxées sont suggérés les corps qui se monnaient dans les draps d’un contrat dont les tenants et aboutissants seront gardés secrets. Le cul et ses dessous sont en arrière-plan. Le cul est un moyen, mais l’argent intéresse-t-il vraiment Afine ? Ses intentions ne sont jamais explicites. Lui, il suit, accompagne, tient compagnie.

À Noël, au moment où il s’agit de faire famille, Afine accompagne une connaissance serbe (Mina Gajovic) qui fait du babysitting avec Julia (Victoire Song), douze ans, une enfant chinoise qui vit habituellement en pensionnat. Ses parents, des fortunés du BTP, n’ont pas le temps (l’envie ?) de s’occuper d’elle. Cette famille de circonstance improvise des cérémonies festives, elle rapproche les uns des autres. Dehors, les arbres brillent, la lumière est partout et les coruscations aveuglantes réfléchissent sur les vitres propres. Julia prévient Afine : “Il faut faire attention : les enfants vieillissent vite ici.” Julia lui parle des palais, des châteaux, des diamants, et de tout l’or qu’elle a vu. Pourtant, son corps chétif et jeune recouvre un chagrin noir. Dans son cahier, on retrouve des dessins chargés d’angoisses : des horloges qui accélèrent le temps, des hommes un couteau à la main. Elle prédit que “l’année prochaine, il va se passer quelque chose de très grave. Il n’y aura presque pas de survivants, mais nous, on sera sauvés parce qu’on sera sur l’île.” Cette île, c’est possiblement celle que construisent les parents de Julia, en face de l’agrandissement de Monaco dont ils ont déjà la charge. Après les forêts de grues pour étendre la Principauté, le projet consiste en la construction de bunkers sur un espace insulaire, un bout de vie en flottaison sur des blocs de béton.

Afine écoute Julia, ébloui par toutes ces choses dont il n’avait jamais entendu parler. Après leurs parties de jeux vidéo, suite à leurs déambulations dans la ville, à leur passage dans le port de yachts à écouter du jazz, à leurs confessions intimes, Afine et Julia se promettent de ne pas se séparer.

La grande force de Virgil Vernier est d’arriver à saisir une époque, comme une peinture en mouvement entamée depuis plusieurs films sur laquelle on percevrait les désirs funèbres d’une génération mondialisée et, plus en profondeur, le cœur de constellations de solitudes.  Délaissés, les vagabonds se retrouvent dans la mythologie d’un quotidien de façade où se reflète, rues après rues, ce sentiment d’une absence totale de sens dans l’existence. Le plus touchant, c’est qu’émerge en un rien de temps, la beauté, un sentiment né de la rencontre de ces personnages sans aventure ni ambition. Et deux images, cerise sur le château, d’une simplicité cinématographique majestueuse pour décrire le tout : un plan d’écran de veille d’un ordinateur pour le passage à la nouvelle année ; puis le plan final, celui d’une maquette d’île en 3D comme terre d’avenir et d’immortalité.  

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RÉALISATEUR : Virgil Vernier
NATIONALITÉ : français
GENRE : drame
AVEC : Zakaria Bouti, Mina Gajovic, Victoire Song
DURÉE : 1h17
DISTRIBUTEUR : UFO Distribution
SORTIE LE 4 décembre 2024