De retour en compétition à Cannes six ans après Les Éternels et huit ans après la remise d’un Carrosse d’or en 2015 à la Quinzaine des réalisateurs, Jia Zhang-ke livre ici quasiment un film-somme, tant il se nourrit de l’ensemble de sa filmographie (de Plaisirs inconnus aux Éternels, en passant par Still life ou A Touch of Sin) mais aussi parce qu’il illustre la grande thématique qui parcourt la totalité de ses œuvres : la mutation de la Chine, ses bouleversements économiques et sociétaux.
En 2001, à Datong, ville minière de Chine du Nord, une jeune femme, Qiaoqiao (Zhao Tao, l’actrice fétiche et compagne du cinéaste), tombe amoureuse d’un garçon, Bin (Li Zhubin), qui disparaît pour aller travailler dans le Sud. En 2006, elle part à sa recherche dans la région du Hubei, leur histoire se termine, ils se séparent définitivement. En 2022, désormais infirme, marchant à l’aide d’une canne, Bin revient à Datong sans travail. A la caisse d’un supermarché, il reconnaît Qiaoqiao sous son masque respiratoire. Tous les deux ont vieilli, leur vie est passée ailleurs.
Il se dégage même une impression de film mental, abstrait, duquel finisse par émerger nos personnages
Hybride, le projet l’est d’abord par sa construction et sa fabrication : si le dernier segment de Caught by the Tides a bien été tourné en 2023, dans une Chine encore marquée par l’épidémie de Covid-19 (les masques sont ainsi de rigueur), les deux premières parties sont constituées de rushes de films précédents, ainsi que de moments captés par le cinéaste chinois dans les années 2000 dans les provinces du Shanxi et du Hubei. A l’écran, cela se remarque aisément, notamment au niveau de la qualité des images, variables, en raison de supports différents utilisés. Un procédé particulier qui pourra dérouter (on risque de lui reprocher un aspect indéniablement fragmenté) mais qui donne une matière conséquente et, in fine, une ampleur assez impressionnante au long métrage. Il se dégage même une impression de film mental, abstrait, duquel finissent par émerger nos personnages (on pourrait parler de « figures », car peu de place pour la psychologie), à la fois témoins et acteurs des changements profonds que subit la Chine depuis plusieurs décennies. La fascination qu’éprouve le spectateur (à condition d’accepter le voyage proposé) est également renforcée par le formidable travail effectué au niveau du montage visuel et sonore, le tout aidé par une superbe photographie (Yu Lik Wai et Éric Gautier sur la période plus contemporaine). Les nappes électroniques du compositeur Giong Lim (qui a déjà travaillé avec le cinéaste mais aussi avec Hou Hsiao-hsien ou Bi Gan) est loin d’être seulement illustrative, mais constitue bel et bien un élément-clé du récit.
Jia Zhang-ke réussit, en effet, au sein de cette matière dense à insérer une histoire d’amour ratée, mais qui finit par être littéralement bouleversante.
Reprenant la structure narrative de ses derniers opus (en trois actes), Jia Zhang-ke réussit, en effet, au sein de cette matière dense à insérer une histoire d’amour ratée, mais qui finit par être littéralement bouleversante. Un schéma somme toute classique, teinté de mélancolie et très épuré, donnant parfaitement la sensation du temps qui passe (l’une des grandes beautés de Caught by the Tides) et prenant le pouls de chaque période. La grande nouveauté réside donc dans la démarche et le traitement de cette romance, quasiment sans dialogues (Zhao Tao ne prononce probablement pas plus d’une phrase, ce qui ne l’empêche pas d’être une nouvelle fois une candidate sérieuse à un prix d’interprétation), et par le recours à « des morceaux documentaires ». Pour autant, Jia Zhang-ke nous avait déjà habitué par le passé à traiter ses documentaires comme des fictions, et ses fictions comme des documentaires (que l’on songe à Useless ou 24 City par exemple), rappelant ainsi la porosité entre les deux.
Enfin, il est indéniable que Caught by the Tides brosse le portrait critique de la Chine et de ses évolutions (jusqu’aux plus récentes, à l’ère du numérique et de l’intelligence artificielle), pays dont le réalisateur a toujours documenté l’histoire, de manière très pertinente. Récemment dans un article, il est d’ailleurs revenu sur la nécessité de fournir des contrepoints à l’Histoire officielle, tout comme sur l’importance du rôle des artistes dans un territoire où la censure règne et où la critique n’est pas tolérée. A la fin du film, Zhao Tao pousse un cri de rage : Jia Zhang-ke, prenant la parole à l’issue de la projection, a remercié les spectateurs de l’avoir bien entendu !
RÉALISATEUR : Jia Zhang-ke NATIONALITÉ : Chine GENRE : Drame AVEC : Zhao Tao, Zhubin Li, You Zhou DURÉE : 1h51 DISTRIBUTEUR : Ad Vitam SORTIE LE Prochainement