Le moment de la conférence de presse des membres du jury et des lauréats du palmarès représente toujours un moment privilégié au Festival de Cannes. C’est le moment où avec un peu de recul, on tire le bilan du Festival, en particulier de la compétition à travers la vitrine que symbolise le palmarès. Cette année, quasiment tout le monde le reconnaît, le palmarès de Ruben Östlund et de son jury fut très brillant, récompensant les films qu’il fallait avec les prix adéquats et se passant d’ex aequo superflus. On a connu des palmarès nettement plus catastrophiques (n’est-ce pas, George Miller? n’est-ce pas, les Coen?)
Pourtant, en dépit (ou en raison de) la réussite évidente du palmarès, la communication du jury fut très verrouillée. Rien ne devait filtrer des débats et des discussions souvent qualifiées d’intenses par les membres du jury. Seuls trois osèrent prendre la parole : Ruben Östlund, en tant que président, Brie Larson et Denis Ménochet. Tous les autres ne pipèrent mot. Par le passé, on a connu expression plus démocratique dans le jury, mais avec de bien plus piètres résultats. On se contentera de remarquer que, même s’il n’y eut pas d’ex aequo, le jury privilégiant des attributions de prix nettes et sans bavures, aucun prix n’a été décerné à l’unanimité.
Brie Larson se contenta d’observer que « chaque film représente une expérience en soi et qu’elle a adoré la conversation qui eut lieu sur tous ces films« . Denis Ménochet confirma qu’il y eut beaucoup d’écoute et de respect au sein du jury, que les échanges furent passionnants et que désormais il verrait les films avec la vision de ses collègues de jury, ce qui nous fait nous interroger sur la sienne propre. Enfin on ne saura probablement jamais, contrairement à un Quentin Tarantino qui n’a pas hésité à faire connaître son vote pour Old Boy, pour quel film Ruben Östlund, Président du jury, a pu voter. Interrogé sur la Palme attribuée à Anatomie d’une chute, il a simplement souligné que ce n’était pas sa décision mais celle de tout le jury, en indiquant que la projection au Grand Théâtre Lumière du film de Justine Triet fut très intense et collective, et que c’était ce qu’il aimait au cinéma. Interrogé plus directement sur le fait de ne pas avoir couronné The Zone of Interest qui était le grand favori des critiques, Östlund botta en touche, en affirmant : « on n’écoute pas les critiques, On a fonctionné en tant que jury tout seul, sans avis extérieurs« , faisant montre d’une belle indépendance d’esprit et d’une réticence à toute influence.
Les conférences de presse des lauréats ont été plus anecdotiques, hormis les prix les plus importants. Ce fut surtout l’occasion de glaner quelques détails drôles et pittoresques : comme Tran Anh Hung, Prix de la mise en scène pour La Passion de Dodin Bouffant, qui a été rappelé en urgence pour revenir à Cannes, et n’a même pas eu le temps de déjeuner, un comble pour le réalisateur d’un film sur l’art culinaire ; ou encore Koji Yakusho, Prix d’interprétation masculine pour Perfect days de Wim Wenders, qui s’est tellement bien exercé au nettoyage de toilettes, activité professionnelle de son personnage, que la société d’entretien voulait l’engager ; ou encore l’actrice des Feuilles mortes de Kaurismaki, qui insista malicieusement sur l’importance de ne pas perdre les petits papiers, comme le film du Finlandais rock n’roll le montre.
Néanmoins, les deux conférences de presse les plus importantes furent sans nul doute celles de Jonathan Glazer, Grand Prix du Jury pour The Zone of Interest, et de Justine Triet, Palme d’or pour Anatomie d’une chute, Jonathan Glazer, que beaucoup donnaient gagnant avant la cérémonie, fit contre mauvaise fortune bon coeur, en souriant à la conférence de presse, même s’il tiqua un peu lorsqu’un journaliste indélicat lui demanda s’il n’aurait pas espéré remporter la Palme d’or. Il répondit sobrement que « cette question était bien cruelle mais je ne suis pas déçu de ne pas avoir la Palme d’or, L’essentiel c’est que grâce à Cannes, on va parler du film, il va être vu un peu partout. ». On est loin de l’hostilité affichée d’un Theo Angelopoulos, outré de ne pas recevoir la Palme d’or en 1995, le jury ayant préféré consacrer Underground d’Emir Kusturica (qu’est-il devenu, Emir?). Le producteur de The Zone of Interest eut la même belle réaction de fair-play en déclarant que, vu son incroyable travail dans les deux films majeurs de la compétition, Sandra Hüller aurait dû recevoir un prix d’une catégorie spéciale créée pour elle toute seule.
Enfin arriva la grande triomphatrice de la soirée, Justine Triet, portant sa Palme d’or. A une question impertinente lui demandant si le Président de la République l’avait félicitée, elle répondit du tac au tac que, de toute façon, elle avait égaré son téléphone portable depuis plus d’une heure. Il semble d’ailleurs que le fait de ne pas le perdre n’aurait rien changé puisque Emmanuel Macron semble avoir « oublié » de féliciter la lauréate. Justine Triet a en effet réitéré en conférence de presse son plaidoyer pour la défense de l’exception culturelle française, en particulier pour les tout jeunes cinéastes, dont elle est très curieuse de voir le travail. Sur un mode plus ludique, elle a souligné l’importance du personnage du chien dans son film, sorte de fantôme du mari de l’accusée. Elle a prêté beaucoup d’attention à filmer du point de vue du chien, en accordant sa mise en scène au rythme et à la respiration du border collie.
Sandra Hüller a rejoint avec grand plaisir Justine Triet dans la salle de conférence de presse. Elle a encore marqué de son empreinte ce Festival de Cannes, sept ans après celui de 2016 où Toni Erdmann, favori de la critique, est reparti bredouille, Cette fois-ci, elle a joué dans les deux films plus importants de la compétition, sans pour autant remporter de prix d’interprétation, le règlement du Festival interdisant de récompenser une interprétation d’un film recevant l’un des trois prix majeurs du palmarès (Palme d’or, Grand Prix du Jury, Prix de la mise en scène). Une actrice incomparable, pourtant jamais récompensée à Cannes. Elle a pu expliquer qu’elle avait « rarement ressenti aussi fort une telle égalité, une telle sororité avec sa réalisatrice qu’elle voyait tous les jours en tenue de jogging, qui dégage tant d’énergie sur un plateau et était à l’écoute de toutes les suggestions, même mauvaises« . Interrogée sur la différence de méthode de direction d’acteurs entre Justine Triet et Jonathan Glazer, elle a relevé qu’il s’agissait de « deux projets extrêmement différents : dans l’un, Justine et son équipe étaient toujours très près des acteurs ; dans l’autre, les acteurs occupaient la maison, en toute liberté, tandis que l’équipe de Jonathan se trouvait dans une autre maison. A l’arrivée, pourtant le même résultat qui provient d’une attention et d’un contrôle maximum. Contrairement à certains metteurs en scène qui ne vous expliquent pas tout, Justine et Jonathan mettent tout sur la table et vous expliquent où ils veulent aller et comment y aller., ce qui fait que l’acteur est complètement partie prenante du processus. »
Rejointe donc par Sandra Hüller, Justine Triet a confirmé sa stupeur d’avoir reçu la récompense suprême : « Je suis très heureuse de ce prix et, être la troisième femme [à décrocher la Palme d’or], c’est un peu fou. Je suis très touchée et je n’ai pas encore vraiment réalisé. Je ne m’y attendais pas. Ce qui me rend très heureuse, c’est qu’il va y avoir une projection très forte autour du film. La troisième femme ? C’est encourageant pour l’avenir. Les femmes arrivent. J’avais beaucoup de mal à m’identifier aux modèles de femmes car il n’y en avait pas tant que ça. » Comme elle le dit, en une phrase prophétique, « ça ne fait que commencer… »