© Memento Distribution
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Black Dog : les chiots olympiques

Placez votre museau dans l’histoire du cinéma et l’odeur d’un film en convoquera tant d’autres. En intitulant son long-métrage Black Dog, le réalisateur chinois Guan Hu fait un clin d’œil à tout un pan de la littérature, celle de Jack London et son Croc-Blanc, celle de Jack Kerouac par sa citation finale, mais surtout à celle de Romain Gary et son Chien Blanc, livre adapté par Samuel Fuller sous le titre White Dog (1982). Le cinéma n’est pas en reste quand il s’agit de plonger dans l’écriture pour en extraire ses propres images, puisque sous le même titre que le film de Samuel Fuller, Kornél Mundruczó est également le cinéaste d’un brillant White Dog sorti en 2014. Cette année-là, le réalisateur hongrois avait remporté le Grand Prix Un Certain Regard au Festival de Cannes. Dix ans plus tard, en réponse à son pendant blanc, c’est Black Dog qui emporte cette même récompense. Et disons le d’emblée : ce crépuscule chinois est d’une fécondité terrible.

Les impressions se mêlent les unes aux autres : la bienveillance et la violence, l’humanité et l’animalité avec leurs lots de compassion et de cruauté.

Lorsque la lumière apparaît, on croirait être plongé dans l’œuvre d’un peintre orientaliste. Au loin, entre les montagnes semi-arides du désert de Gobi, un transport charrie de la poussière. On entend le vent, on ressent sa force dans le mouvement des virevoltants. Ce souffle calme est balayé par l’arrivée furtive d’une meute de chiens libres comme l’air. La surprise du spectateur se mêle à celle du chauffeur de bus qui occasionne un accident. La stupeur des voyageurs est la nôtre : “D’où sortent les chiens ?” À bien y regarder, c’est dans la réaction de certains voyageurs désabusés que le pattern cinématographique du film réside. L’un est catégorique, diabolisant : “les chiens sont devenus fous.” Tandis que l’autre, s’insurgeant dans tous les sens contre toutes les âmes présentes, illustre la carence d’humanité induite par un régime financier : “quelqu’un a vu mon argent ? C’est toute ma vie.” L’argent est roi, les chiens aux abois.

L’histoire démarre le 17 juin 2008, cinquante-et-un jours avant la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques à Pékin. Lang (Eddie Peng) était dans le bus quand l’accident s’est produit sans gravité. L’homme s’agite peu, fait preuve de sagesse, attend les consignes de la Police puisqu’il vient d’être libéré de prison de manière anticipée pour bonne conduite. Lors d’un dernier échange avec les policiers, ces derniers n’en tirent pas grand-chose : “Il est têtu, il dit pas un mot.” Dix ans de prison. Les mots ont déserté sa bouche comme les âmes humaines semblent avoir abandonné la ville de Chixia, contrée chinoise du nord-ouest du pays. Les rues sont vides, les voitures n’encombrent pas la route, le théâtre est désert, un piano est figé sur la scène tandis que le soleil inonde les fenêtres ouvertes. En désertant la ville condamnée, les habitants ont abandonné leurs chiens voués à errer dans les décombres.

À l’approche des Jeux Olympiques, les politiques se durcissent à l’égard des chiens. Les animaux sont stigmatisés comme une partie des humains. Les quelques propriétaires restés à la ville doivent déclarer leurs animaux, s’affranchir d’une somme d’argent pour les familles qui le peuvent sous peine de voir leurs animaux de compagnie être embarqués. Un discours de diabolisation des chiens s’articule à la radio dont un chien noir, le Black Dog du titre, qui serait atteint de la rage et dont la tête est mise à prix. Comme le rappelle une réplique de Molière dans Les Femmes savantes : “qui veut noyer son chien l’accuse de la rage.” Un chien rapide comme l’éclair que rencontre par hasard Lang, en urinant sur l’angle du mur d’un immeuble. Le chien aboie, le menace jusqu’à l’attaquer. Du moins, c’est ce qu’on pense. C’est ce que nous laisse supposer le mouvement dribbleur de caméra qui fabrique de la comédie en nous occultant une partie de la scène. Toute cette affaire, celle de Black Dog, finalement, ce n’est ni plus ni moins qu’une question de marquer son territoire. 

D’ailleurs, les multiples plans d’ensemble donnent à voir ce nouveau projet urbain, le gigantisme d’un monde réduit à être modelé par l’appât du gain. “Il faut un environnement propice aux affaires” dit un policier à Lang. Ce projet de développement de Chixia – la modernisation de la ville, les quartiers rasés, la coopération docile avec les autorités – en parallèle de la tenue des Jeux Olympiques, rappelle les projets olympiques de la Russie à Sotchi, et plus récemment à Paris avec l’expulsion forcée d’étudiants, de sans-abris et de cars de réfugiés envoyés dans d’autres villes. Par le simple fait de sa démonstration artistique, d’un lyrisme magnétique, Gu Huan nous donne à voir les changements survenus en Chine ces vingt dernières années ainsi que la toute-puissance destructrice d’un État, la République Populaire de Chine.

Les deux âmes solitaires et persécutées – celle de Lang par la famille de l’homme qu’il aurait tué et celle de ce chien – étaient faites pour se rencontrer. Comme attendue, la tonalité du film évolue au rythme de leur relation. Les impressions se mêlent les unes aux autres : la bienveillance et la violence, l’humanité et l’animalité avec leurs lots de compassion et de cruauté. À chaque fois, lorsque la violence surgit, la caméra de Hu Guan tourne la tête. Ça ne l’intéresse pas. Le beau est ailleurs. Il est au cœur de ces décors grandioses, entre les vestiges en acier d’un temps aboli et les montagnes réconfortantes qui enlacent l’action. On se croirait dans un tableau de Gustave Guillaumet, un style ouaté, une vérité du désert, sans fantasme. Le beau est dans une place faite à un être, une moto transformée en side-car, un zoo aboli, un homme qui taille la route. Le beau s’agglomère dans les phénomènes sauvages, le passé qu’on n’explique pas, qu’on ne s’excuse pas, enfin, les turpitudes de la nature : une éclipse solaire, une tempête de sable, des animaux qui font communauté. Si le film ne manque jamais de magie, accentuée par sa colorimétrie cendrée, on regrette que les scènes avec la famille Hu, des éleveurs de serpents, arrivent toujours de manière aléatoire et manquent, malgré les menaces proférées, de tension. Pour autant, Black Dog ne manque jamais d’ironie, de clownerie, d’une intelligence drôle qui parfume ce bain de noirceurs ensorcelantes. Et lorsque les humains regardent la lune embrasser le soleil, comme le destin d’un chien qui se télescope à celui d’un humain, le monde semble aller mieux. En résumé, quand l’homme n’est pas là, les animaux dansent. 

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RÉALISATEUR : Hu Guan
NATIONALITÉ :  chinoise
GENRE : drame
AVEC : Eddie Peng, Jia Zhangke, Zhang Yi, Liya Tong
DURÉE : 1h56
DISTRIBUTEUR : Memento Distribution
SORTIE LE 5 mars 2025