Pour un cinéaste aujourd’hui, le deuxième film est une épreuve souvent bien plus redoutable que le premier, surtout si l’oeuvre inaugurale a été un triomphe. Avec un Prix du Jury à Cannes, 2,5 millions d’entrées et 4 César dont celui du meilleur film, Les Misérables a été un succès sans précédent pour un premier film. Ladj Ly était donc à l’évidence guetté au tournant pour son deuxième film. A priori plus modeste, Bâtiment 5 fait pourtant preuve des mêmes qualités de mise en scène et d’attention aux acteurs, même si Ladj Ly semble avoir légèrement changé de modèles de mise en scène, passant de Scorsese et Carpenter à Ken Loach et Kechiche. La rage et le sentiment d’injustice sont tout aussi présents que dans Les Misérables, bien que les thématiques soient légèrement différentes, l’oppression policière étant remplacée par le mal-logement et la discrimination.
Haby, jeune femme très impliquée dans la vie de sa commune, découvre le nouveau plan de réaménagement du quartier dans lequel elle a grandi. Mené en catimini par Pierre Forges, un jeune pédiatre propulsé maire, il prévoit la démolition de l’immeuble où Haby a grandi. Avec les siens, elle se lance dans un bras de fer contre la municipalité et ses grandes ambitions pour empêcher la destruction du bâtiment 5.
Ladj Ly s’est révélé comme cinéaste avec Les Misérables ; Bâtiment 5 confirme de belle manière qu’il en est réellement un.
Ayant vécu quarante ans à Clichy-Montfermeil, Ladj Ly vient de ces quartiers défavorisés et en restitue parfaitement la dégradation, la moiteur et la tension qui peuvent y régner. Par rapport aux Misérables, il recourt davantage à la métaphore ou au symbole, voire au mythe : la première séquence du film sur un cercueil qu’on n’arrive pas à faire passer dans une cage d’escalier trop réduite car l’ascenseur (social?) ne fonctionne plus ou la toute fin de l’oeuvre. Pourtant, le film ne fonctionnerait pas sans cette profonde assise de réel, venant du cinéma documentaire où Ladj Ly a fait ses armes.
Tous les protagonistes existent à l’écran : ce maire peu préparé (excellent Alexis Manenti), dévoré par le souci de pragmatisme et les injonctions de son parti, la militante associative d’origine malienne (Anta Diaw, la grande révélation du film) qui croit en l’engagement politique, son ami (Aristote Luyindula) tenté par le démon de l’anarchisme et de la violence, l’adjoint du maire aux origines immigrées (Steve Tientcheu, à l’impressionnante présence physique), se trouvant entre deux feux, et ce formidable personnage d’immigrée syrienne (Judy Al Rashi) qui parle à peine le français, Ladj Ly prouve ainsi son incroyable maîtrise dans la direction d’acteurs. Signalons l’exceptionnelle composition d’Alexis Manenti, entre Bardella et Jacobelli, qui démontre une nouvelle fois tout son talent de comédien capable de revêtir tous les emplois, y compris les moins reluisants, de flic un peu macho à politicien gangréné par son extrême soumission.
Bâtiment 5 repose sur deux coups de force scénaristiques osés mais qui passent complètement l’épreuve du grand écran : ne jamais indiquer l’étiquette politique du maire Pierre Forges, ses actes pouvant couvrir un champ assez large, de la majorité macroniste à l’extrême-droite, même s’ils ne laissent en fait guère de doute ; situer l’action du film à Montvilliers, une ville imaginaire de banlieue, pouvant représenter toutes les villes de banlieue au contexte social difficile, alors que les lieux du film se trouvent à Montfermeil, ville d’origine de Ladj Ly.
Beaucoup de critiques ont accusé Ladj Ly de caricaturer la banlieue ou de verser dans le manichéisme primaire avec ce film. Ceux-là ne sont jamais allés faire un tour dans les quartiers de banlieues difficiles. Ils sauraient alors que Ladj Ly se trouve en fait très en-dessous de la réalité, et qu’il a même, pour les besoins du cinéma, stylisé avec succès les éléments (dialogues, situations) de son film, grâce à un excellent scénario coécrit avec Giordano Gederlini, déjà à l’oeuvre sur Les Misérables, et une musique intrigante de Pink Noise. Le seul élément inventé, selon ses dires, l’attaque d’un représentant des institutions dans sa vie privée, a d’ailleurs été rattrapé par la réalité, cf. le maire de L’Haÿ-les-Roses, ce qui fait apparaître la séquence en question comme terriblement prémonitoire. A priori moins spectaculaire, Bâtiment 5 est pourtant peut-être mieux mis en scène que Les Misérables, dans les détails de scènes intimistes, et accordant toute leur part d’humanité à des personnages a priori négatifs (le maire). Il prendra sans doute toute son ampleur dans le cadre de la trilogie sur la banlieue sur une trentaine d’années, projet ambitieux, que Ladj Ly veut bâtir comme une sorte de The Wire cinématographique, la série sociologique de David Simon et Ed Burns étant l’une de ses principales inspirations. En tout cas, Ladj Ly s’est révélé comme cinéaste avec Les Misérables ; Bâtiment 5 confirme de belle manière qu’il en est réellement un.
RÉALISATEUR : Ladj Ly NATIONALITÉ : française GENRE : Drame AVEC : Alexis Manenti, Anta Diaw, Aristote Luyindula, Steve Tientcheu, Judy Al Rashi, Aurélia Petit, Jeanne Balibar DURÉE : 1h40 DISTRIBUTEUR : Le Pacte SORTIE LE 6 décembre 2023