Les Banshees d’Inisherin se situe à la frontière entre l’Histoire et la géographie, le temps des mythes et l’actualité, la vie de famille – quelle que soit sa forme – et ses désamours, le maintien de leur folklore et l’éternelle absurdité de la vie des hommes. Précisément, c’est dans l’espace de l’archipel d’Aran, à une vingtaine de kilomètres des côtes irlandaises, territoire isolé et constitué des trois îles, Inishmore, Inishmaan et Inisheer dont Martin McDonagh enjolive le nom de la petite dernière en Inisherin, que le récit vient faire se rencontrer tous ces contraires, à la manière de vents nouveaux ou mauvais contre lesquels il sera dur de lutter. En effet, Pádraic Súilleabháin, paysan proche de ses animaux – Jenny son poney chéri, son beau cheval blanc, ses deux vaches à lait et leur veau – se voit amputé d’une amitié avec Colm Doherty, son acolyte de toujours, qui souhaite soudainement ne plus le fréquenter : il ne l’aime plus tel qu’il est, dit-il, et préfère à ses conversations pratiquer la musique et son violon. Malgré l’entourage de sa sœur Siobban, au bord de l’implosion, recluse sur l’île, du jeune et collant Dominic Kearney, fou du village maltraité par son violent père policier, de ses acolytes du pub aux physiques dignes de BD, la nouvelle lui est insupportable, au point de le rendre malade jusqu’à lui faire commettre l’irréparable… pourtant peu à peu annoncé par Mrs McCormick, la vieille dame à la canne. C’est elle, plus sorcière que fée, qui symbolise celles auxquelles renvoie le titre, inspirées de l’univers folklorique irlandais, et venues pousser leur clameur pour annoncer un prochain défunt.
La dame à la canne, plus sorcière que fée, symbolisera les Banshees, rendues mythiques et universelles par leur chant envoûtant…
Dès l’entrée dans le film, le spectateur peut être étonné de l’argument du récit qui consiste en une simple rupture masculine entre deux amis, au moment où, entre 1922 et 1923, la guerre civile déchire l’Irlande, et ce n’est pas un Poisson d’avril (!) contrairement à ce qu’imagine le benêt Pádraic, incarné majestueusement par Colin Farrell. Petit, fluet, « creux » comme il est caractérisé car sans pensée ni conversation véritable que celle qu’il établit pourtant avec tendresse auprès de ses animaux, cet homme simple apparaît plus comme un « fils » dont Colm, grand, massif, solide, bourru, cynique, plus taciturne avec son chien fidèle et les notes qui défilent dans sa tête, que comme un frère d’armes, souhaiterait l’émancipation – comme la sienne d’ailleurs. La décision de ce dernier est ainsi sans appel : Pádraic ne devra plus lui parler sans quoi il se verrait dans l’obligation d’appliquer le châtiment énoncé de non-respect du compromis – que l’on ne dévoilera pas : étrange résolution, nouveau nœud, châtiment cruel, mort, en vue d’une émancipation, ne sont-ils pas déjà les éléments annonçant la tragédie à laquelle le réalisateur nous fera participer, au titre de témoin distancié ? Sauf que dans cette contrée sauvage photographiée par Ben Davis de façon aussi magnifique que magique – prise entre son immensité et une forme de virginité –, où dominent ses falaises vertigineuses, un lac peut-être magnétique enserré dans d’infinis vallons verts, la tragédie, froide, cynique, sans mélo, reste sourde en miroir de la surdité de Pádraic qui refusera d’entendre les vœux de son (meilleur) ami – pour le pire. Paradoxe de l’entrée dans cette sombre fable, car si ce n’est pas le glas qu’on entend, les canons de la guerre qui bat son plein de l’autre côté du pays alternent avec la petite musique de nuit composée par Carter Burwell, tout en flûte, harpe, cloche et célesta, venue rappeler quelque (mauvais) sort qui semble vouloir s’abattre sur le duo de personnages.
Dans cette contrée sauvage photographiée par Ben Davis de façon aussi magnifique que ce qu’elle rend la nature magique, c’est une tragédie sourde qu’on entend… en miroir inverse de la surdité de Pádraic.
Sort… c’est ce dont il est question dans cette ambiance gaélique rappelée à de multiples endroits : les termes ou accents (noms ou langue des personnages), leurs habitus (de la Guinness au whisky rituel des 14h, quand ce n’est pas le cherry de la sœur) et des archétypes dans cette Irlande de début de XXe siècle qu’occupent les villageois pris entre tradition et religion, depuis la faucheuse jusqu’à l’idiot du village, le policier, le curé et l’épicière, chacun pris dans des caractères. L’étude de caractères, pas très éloignée ici de celles que l’on peut voir chez les frères Coen, se construit par l’intermédiaire de dialogues pas piqués des vers, ceux qui viendront opposer Colm et Pádraic qui ne s’entendent ni ne se comprennent plus, dans les aveux de Colm au confessionnal auprès d’un curé aussi curieux que sérieux, ou au travers des révélations toutes de bon sens qui traversent le jeune Dominic agressif, agressé, esseulé et en manque d’amour. Frustrations, vécues par une bonne partie des personnages et basées sur le manque ou les manquements – dernier terme à prendre dans son sens le plus fort partant de la carence, passant par la désobéissance et arrivant à l’erreur –, Martin McDonagh dresse le portrait de deux hommes frustrés, en train de passer de la passivité à l’activité, soit du rien à la violence, comme une métaphore du conflit qui anime l’Irlande au même moment, avec une focale sur les dérives psychiques (et physiques) qui peuvent être vécues dès lors que des sentiments d’incompréhension ou d’irrespect d’une part, de perte ou d’étouffement d’une autre, s’en prennent aux deux héros devenus ennemis. De ce point de vue-là, le double portrait en miroir aiguisé de Colm et Pàdraic et dressé par le cinéaste, qui parvient à faire ressentir aux deux personnages exactement les mêmes sentiments mais pour des raisons contraires, est une gageure comme le jeu d’acteurs mené de main de maître : c’est alors petit à petit que le naïf froncera du sourcil, s’agitera comme un petit roquet, sera prêt à mentir quand le sage artiste deviendra un roc de plus en plus puissant et capable des pires mutilations (!) pour sa survie mentale. Leur amitié ainsi passée a été remplacée par une religion, celle purement personnelle et individuelle, dont chacun aura besoin pour survivre, et même si ces dernières ne se rencontrent plus…
Guerre, religion individuelle, solitude et frustration viennent se confronter à une liberté choisie et à une émancipation nécessaire, même dans la folie !
Sur.vivre ou mourir… C’est que la mort rôde à divers endroits, guerrière en arrière-plan et en hors champ, soit qu’elle arrive par accident, soit qu’elle soit souhaitée, anticipée, ou même donnée… Face à la folie du monde, face au désespoir qu’elle implique, face à l’absurdité de la condition humaine, que resterait-il aux hommes, à ces hommes ? Quand Pàdraic, abandonné de tous, avec les quelques animaux qui demeureront auprès de lui, sera accompagné simplement de sa solitude, quand sa sœur choisira l’éloignement et le départ vers d’autres terres pour échapper aux menaces diverses, Colm, le violoniste aux doigts rouges, et le cinéaste choisissent la création, avec au sein de leurs œuvres respectives, données à entendre ou à voir, des survivances : elles seront les banshees – qui, si elles sont uniquement incarnées par un seul des personnages du récit, revêtent une dimension mythique voire universelle par l’usage du pluriel que le titre fait – ou pour faire écho à l’allitération du titre [sh…], question d’allitération, consisteront en la « façon dont ça sonne », et même, si l’on peut dire, dans la dissonance ! On ne se situe alors pas très loin de Samuel Beckett, autre Irlandais de l’absurde, qui a célébré (ou décérébré) les amitiés humaines et les êtres en transcendant leur dépression et leur angoisse de mort. Les Banshees d’Inisherin évoque, dans sa fable cynique, ces mêmes détresses, et vient creuser le sillon de la violence humaine dans un nouveau registre, plus froid – si l’on compare avec Bons Baisers de Bruges ou Three Billboards – malgré la beauté de sa photographie et ses cadres envoûtants : panoramiques ou grand angle sur les paysages, alternance de plans moyens ou serrés sur les personnages quand ce ne sont pas des plans profonds à travers les carreaux des maisons, engoncés dans le pub ou en contre plongée sur des détails… inquiétants… Après un tel spectacle, et surtout avec l’air de pas y toucher, parce qu’une similitude poétique de ton se fait entendre, il ne reste qu’à se tourner vers la musique, ou la poésie, et à se remémorer un certain dormeur : « Nature, berce-le chaudement. Il a froid… » [Le Dormeur du Val, A. Rimbaud], à Pàdraic, resté seul, qui avait promis de lire et dont l’épreuve, comme celle de tout être humain, est bien de grandir, seul dans sa ferme, avec ses animaux, à essayer peut-être de devenir plus pur qu’un agneau, ou en cette fin d’année, à faire renaître le divin enfant qu’il était…
RÉALISATEUR : Martin McDonagh NATIONALITÉ : Irlande GENRE : drame intime AVEC : Colin Farrell, Brendan Gleeson, Kerry Condon, Sheila Flitton, Barry Keoghan, Gary Lydon, David Pearse, Pat Shortt, Jon Kenny, Aaron Monaghan, Brid Ni Neachtain DURÉE : 1h54 DISTRIBUTEUR : The Walt Disney Company France SORTIE LE 28 décembre 2022