Le cinéma en tant qu’outil de réhabilitation et la caméra en tant qu’arme vengeresse, protectrice des victimes passées, en voilà une bien belle façon de concevoir le 7ème art. Et quoi de mieux pour ce faire que l’animation, qui permet de redonner vie à n’importe qui pour un court instant ? Après le très réussi My Favorite War d’Ilze Burkovska Jacobsen, sorti en avril dernier, ou encore Flee de Jonas Poher Rasmussen, en salle en août prochain, le format du documentaire animé semble s’épanouir plus que jamais, offrant de nouvelles possibilités et de nouveaux horizons artistiques aux créateurs.
Ainsi, au Festival d’Annecy, au milieu des guerriers de l’espace et des bestioles jaunes à salopettes bleues, c’est une femme qui brille. Une vraie femme, qui a foulé de son pied le sol sur lequel nous marchons, et laissé grâce à son récit une trace indélébile dans notre Histoire commune. Qui a déjà entendu parler d’Aurora Mardiganian, de son vrai nom Arshaluys Mardiganian ? Ou encore du film Âmes aux enchères, projeté pour la première fois en 1919 ? Avec son film, la réalisatrice arménienne Inna Sahakyan se permet de mettre les projecteurs sur un terrain encore inexploré, pour en raconter l’un des récits les plus tragiques et importants de l’Histoire du cinéma.
La cinéaste met un point d’honneur à croquer la vie de cette femme comme guidée par une croyance indéfectible en une vie meilleure, une flamme d’espoir que rien ne saurait étouffer
Avant de commencer, il est important d’apporter rapidement un peu de contexte au film et à ce qu’il dépeint. Arshaluys Mardiganian n’a même pas 15 ans quand les troupes turques fondent sur l’Arménie et massacrent sa population. Déportée, battue, vendue, abusée et j’en passe, la jeune fille subit d’innombrables atrocités, parsemées de moments d’espoir, avant de partir pour les États-Unis. Là-bas, alors approchée par des journaux pour raconter son histoire aux lecteurs, Arshaluys se voit courtisée par un producteur américain guidé par l’envie de porter son récit sur le grand écran. Auctions of Souls (Âmes aux enchères en français) est le tout premier film à parler du génocide arménien. Il est basé sur les articles testimoniaux de la rescapée, et elle y joue son propre rôle. Le succès retentissant du film propulse Arshaluys au statut de star hollywoodienne, enchaînant sans pause les projections où l’on attend d’elle qu’elle raconte inlassablement les agressions qu’elle a subies. Le long-métrage a, lui, disparu mystérieusement. C’est quelques mois après sa mort, en 1994, que près de 20 minutes du film original furent découvertes.
Avec Aurora’s Sunrise, Inna Sahakyan comble les pertes de ce film perdu depuis 100 ans, en réutilisant les scènes sauvées et en les mélangeant à des scènes animées par rotoscopie, cette technique d’animation consistant à tourner les plans d’abord avec les acteurs, avant de dessiner sur leurs traits. Utilisée au cinéma principalement par Richard Linklater et sa trilogie de films animés, la rotoscopie permet au film de garder les expressions faciales des comédiens tout en profitant des possibilités infinies de mise en scène qu’offre le dessin. Ainsi, Aurora’s Sunrise dépasse la fonction purement transcriptrice du documentaire historique pour inventer sa propre vision. L’animation, d’une beauté à couper le souffle, donne à voir ce que la réalisatrice imagine de ces instants racontés par Arshaluys elle-même, dans des images d’archives.
Pour tout cela, Aurora’s Sunrise fait écho à un autre film projeté à Annecy cette année, Les Secrets de mon père de Véra Belmont, qui se concentre sur la Guerre de 39-45. Les deux films, chacun à leur manière, mettent en scène l’aspect galvanisant de la libération de la parole pour les victimes, mais aussi la contrepartie que celle-ci peut apporter. Dans le film d’Inna Sahakyan, l’héroïne sera confrontée, après l’horreur de la guerre, au vice des américains, voyant en elle un moyen de se remplir les poches en émouvant le public de son récit de vie. Ici, son passé et son traumatisme se voient être manipulés et appropriés par une industrie vénale et déshumanisée.
Pour autant, si l’horreur de la guerre est montrée de la manière la plus crue possible dans le film, la cinéaste met un point d’honneur à croquer la vie de cette femme comme une existence guidée par une croyance indéfectible en une vie meilleure, une flamme d’espoir que rien ne saurait étouffer. C’est ce qui ressort le plus du film : le sentiment d’avoir découvert une femme légendaire au caractère exemplaire. Bien heureusement, ce sentiment électrisant prend le pas sur la barbarie décrite et montrée tout du long.
Aurora’s Sunrise est une une réhabilitation déchirante de victimes ignorées par l’Histoire, et objectifiées par le cinéma.
RÉALISATRICE : Inna Sahakyan NATIONALITÉ : Allemagne, Arménien GENRE : Documentaire, Animation, Drame DURÉE : 1h30