Assaut : sous le burlesque, une vision désespérée du monde

Depuis maintenant quelques films, les cinéphiles ont pu découvrir Adilkhan Yerzhanov, cinéaste kazakh dont le style oscille (en schématisant un peu) entre Kaurismaki (pour le côté décalé et burlesque) et Kitano (pour les éclairs de violence et la poésie visuelle). Après La Tendre indifférence du monde, présenté à Cannes dans la section Un Certain Regard en 2018 et qui l’avait révélé en Occident, puis A Dark, Dark Man sorti l’année suivante, deux nouveaux longs métrages ont débarqué sur nos écrans, L’Éducation d’Ademoka et Assaut. Un cas assez unique, il faut bien l’avouer, d’autant plus que ces œuvres sont différentes, avec toutefois pour motifs communs, l’école et une observation aiguisée de la société du Kazakhstan (déjà à l’œuvre dans ses films précédents).

Sur un tel canevas scénaristique, on attendait Yerzhanov avec impatience et le résultat se montre largement à la hauteur de nos espérances.

Dans un village isolé en pleine steppe enneigée, les élèves d’un lycée sont pris en otage par des inconnus armés et masqués. Apprenant que l’armée n’arrivera que dans deux jours car une tempête de neige fait rage, Tazshi, le professeur de mathématiques, prend la décision de partir à l’assaut avec son ex-femme, un policier du village, un vétéran d’Afghanistan, un alcoolique, un professeur d’EPS et le directeur de l’école…

On y retrouve déjà toutes les qualités repérées dans les films précédents du Kazakh

Sur un tel canevas scénaristique, on attendait Yerzhanov avec impatience et le résultat se montre largement à la hauteur de nos espérances. Dès la première séquence, le réalisateur réussit à installer une certaine tension (qui sera l’un des leitmotivs du film, découpé en fonction d’un décompte avant le fameux assaut du titre) mais qu’il désamorce de manière quasi instantanée par le recours au burlesque. La prise d’otages et notamment l’incursion des terroristes masqués dans l’établissement scolaire, se fait ainsi dans une certaine « tranquillité », avec facilité, sans que cela ne soit repéré par les personnes présentes, trop occupées dans leurs tâches ou alors à se disputer violemment. Seul un coup de feu tiré dans l’une des portes des toilettes derrière laquelle se trouve un adolescent vient briser cette introduction décalée et presque comique. La scène est filmée de manière sèche, glaçante. On y retrouve déjà toutes les qualités repérées dans les films précédents du Kazakh, à savoir un sens remarquable du cadre (notamment sa façon de filmer les paysages) et de la profondeur de champ, un mélange des genres qu’il n’hésite pas à dynamiter (des codes du western à ceux du film noir), une écriture métaphorique pertinente prenant la forme d’un véritable pamphlet politique rageur et cruel.

Il est bien difficile de ne pas penser au film de John Carpenter, Assault on Precinct 13 (1976), dont le film serait une libre variation, inversée : il ne s’agit pas pour le groupe de défendre l’établissement d’une horde de sauvages, mais bien d’essayer de s’organiser pour y pénétrer, tuer les terroristes et délivrer les enfants retenus en otage. Chez Carpenter, on retrouvait dans le commissariat des marginaux, des « asociaux » et/ou des représentants de minorités s’associant pour résister. Ici, on retrouve plutôt des bras cassés : un professeur qui a fui sans sauver les enfants de sa classe (dont le sien), son ex-épouse venue récupérer leur fils, un professeur de sport limité, un handicapé mental (joué par Daniyar Alshinov, vu dans A Dark, Dark Man) ou encore un vétéran de la guerre d’Afghanistan très porté sur l’alcool. C’est à travers eux que le spectateur vivra la prise d’otage dont finalement on ne verra que peu d’images. Elle est donc constamment laissée hors-champ. Les identités des terroristes masqués (des archétypes du Mal), ainsi que leurs motivations, ne seront pas non plus évoquées. En revanche, Yerzhanov montre dans le détail les préparatifs de la contre-attaque, décidée quasiment à l’unanimité car tout le groupe refuse d’attendre l’arrivée des forces spéciales. Le côté burlesque reprend ainsi le dessus, lors de scènes illustrant des séances d’entraînement assez houleuses, pour ne pas dire grotesques (le spectateur se demande même ce qu’il va advenir de ce groupe quelque peu hasardeux).

Dans ce genre de film, ce ton et ce semblant de légèreté ont de quoi surprendre. Pourtant, à l’écran, cela fonctionne parfaitement grâce à la mise en scène mais aussi à un bon dosage des effets et des genres.

Dans ce genre de film, ce ton et ce semblant de légèreté ont de quoi surprendre. Pourtant, à l’écran, cela fonctionne parfaitement grâce à la mise en scène mais aussi à un bon dosage des effets et des genres. Car il ne faut pas s’y tromper, Assaut contient des moments douloureux, cruels durant lesquels la violence surgit, à l’image du début (l’acte terroriste en lui-même qui prend pour cible des enfants) et de toute la dernière partie, lors de l’assaut du groupe en question. Yerzhanov donne à voir une société bureaucratique dominée par des élites incapables et méprisantes, un pays tout entier gangréné par la corruption et qui a du mal à se développer économiquement (l’état du système scolaire en dit long à ce sujet). Une scène, à la fois burlesque et grinçante, met en scène l’arrivée de l’armée après la « bataille ». Ordre est donné aux membres du commando de fortune de signer un papier officiel niant l’attaque pour qu’ils ne soient pas poursuivis et emprisonnés, vu qu’ils se sont servis de vraies armes ! Des autorités qui s’abritent derrière la loi pour justifier leur non-intervention et leur immobilisme. Le cinéaste, au passage, filme aussi la violence prise en charge par des civils, sorte de laissés-pour-compte s’estimant lésés et refusant d’obéir, pour en montrer le caractère imprévisible et donc dangereux (le massacre final fait ainsi froid dans le dos). Pour autant, comme le prouve l’une des toutes dernières images, sa vision désespérée du monde dépasse largement le simple cadre du Kazakhstan. Elle s’accompagne également d’une tristesse, pour ne pas dire une vraie mélancolie, faisant de l’ensemble un objet curieux mais détonnant et surtout très réussi.

Assaut confirme tout le talent de ce jeune cinéaste kazakh, dont on suivra attentivement la suite de la carrière

Par la qualité de sa mise en scène, par son mélange des genres assumés, Assaut confirme tout le talent de ce jeune cinéaste kazakh, dont on suivra attentivement la suite de la carrière (un autre de ses films, Goliath, vient d’obtenir le Prix du Jury au Festival international du Film Policier de Reims). Le cinéma kazakh ne se limite donc plus maintenant seulement à l’excellent Darezhan Omirbaev (auteur du sublime Poet, sorti en décembre dernier). On en est que plus ravi !

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RÉALISATEUR : Adilkhan Yerzhanov
NATIONALITÉ : kazakhstan, Russie 
GENRE : Drame, Thriller
AVEC : Nurbek Mukushev, Azamat Nigmanov, Aleksandra Revenko
DURÉE : 1h30
DISTRIBUTEUR : Destiny Films
SORTIE LE 12 juillet 2023