Ces cinq dernières années, un certain mouvement introspectif de retour vers l’enfance a pu être observé auprès de nombre de cinéastes, donnant lieu à des oeuvres plus ou moins autofictionnelles, comme Roma d’Alfonso Cuaron, Douleur et Gloire de Pedro Almodovar ou encore Once upon a time in…Hollywood de Quentin Tarantino. Avec le confinement récent lié à la pandémie, ce mouvement s’est encore accentué avec des films tels que Belfast de Kenneth Branagh, Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson et…Armageddon Time de James Gray! Après être parti lors de ses deux derniers films (The Lost City of Z., Ad Astra) de sa zone de confort, en explorant l’Amazonie ou les confins de l’espace, James Gray revient en territoire connu, en situant Armageddon Time dans le Queens de son enfance, à New York. Ce faisant, il signe sans doute son film le plus sensible, personnel et chaleureux, tout en étant impitoyable et sans concessions dans sa dénonciation des prémices de la société américaine d’aujourd’hui.
En septembre 1980, Paul Graff effectue sa rentrée en sixième. Il se lie d’amitié avec Jonathan Davis, un de ses camarades de classe afro-américain, dont il partage les goûts pour la conquête spatiale et la musique. Dans sa famille de juifs immigrés d’origine ukrainienne, Paul se sent surtout proche de sa mère, Esther professeur et représentante des parents d’élèves, et de son grand-père Aaron qui le soutient et l’encourage dans sa vocation d’artiste.
Armageddon Time est peut-être le feel-good movie de James Gray, un cocon réconfortant où les gens se sentent bien, en dépit des menaces incontestables qui planent au loin
Certes il y a eu Les Quatre cent coups, film auquel on songe souvent, en regardant Armageddon time, et l’une des références avouées et chéries de James Gray, où Truffaut exposait ses souvenirs d’enfance à travers son double fictionnel Antoine Doinel. Mais il faut sans doute remonter à Amarcord de Federico Fellini pour voir un grand cinéaste explorer ostensiblement ses souvenirs d’enfance, sans même se protéger par le voile de la fiction. Cette tentation du repli vers soi survient souvent lorsque les précédentes aventures ont mené très loin, ce qui est le cas de James Gray. En l’occurrence, il s’agit pour lui de rendre hommage à sa famille et en particulier à son grand-père magistralement interprété par Anthony Hopkins, mentor moral et artistique. A travers le personnage de Paul, James Gray relate sa propre expérience de transfuge de classe, petit-fils et fils de plombier qui souhaite se consacrer à une carrière artistique. Sa famille, plutôt bienveillante, l’encourage à faire des études mais préférerait qu’il se consacre à des métiers d’avenir comme l’informatique, alors que la société tend plutôt à le dissuader de se consacrer totalement à la culture. Dans cet ordre d’idées, Armageddon Time est peut-être le feel-good movie de James Gray, un cocon réconfortant où les gens se sentent bien, en dépit des menaces incontestables qui planent au loin. On y retrouve les mêmes qualités de naturel, de clarté, de limpidité immédiates, stylistiquement à l’oeuvre dans ses précédents films, rendues encore plus évidentes par l’apparente simplicité du projet. Il est ainsi amusant de reconstituer une partie de l’archéologie de l’oeuvre de James Gray à partir de ce film-somme : la maladie menaçante de la mère se manifestant par des maux de tête persistants (Little Odessa), la rivalité entre frères ou parents proches (Little Odessa, The Yards, La Nuit nous appartient), l’appartement familial et le rêve impossible de fuite (Two Lovers), l’immigration à Ellis Island via les souvenirs du grand-père Aaron (The Immigrant), l’intérêt pour la conquête spatiale (Ad Astra),
Armaggedon Time est aussi, mine de rien, un film qui dénonce les premiers signes avant-coureurs d’une Amérique qui ira particulièrement mal quarante ans plus tard : le racisme prégnant envers les afro-américains qui atteindra un point culminant avec l’affaire Rodney King, la ségrégation en classes révélée par la division école publique/école privée qu’expérimentera Paul, la menace nucléaire évoquée par Ronald Reagan dans une interview au début du film, qui demeure encore davantage d’actualité de nos jours, la domination trumpiste qui, déjà présente dans les années 80, via Fred Trump et sa fille Maryana (apparition surprise à contre-emploi de Jessica Chastain) mènera à l’élection de l’un des fils de Fred, Donald en 2016. Le film est ainsi plus amer qu’il n’y paraît car il narre la trahison d’une amitié et le constat terrible que pour les minorités, comme le dit le personnage d’Anthony Hopkins, les dés sont déjà pipés. Le petit Paul Graff a dû sacrifier l’une de ses plus belles amitiés pour se faire une place au soleil de la réussite et du rêve américain. Une minorité prend ainsi la place d’une autre. Lors d’une dernière scène d’explications, son père (Jeremy Strong) lui assène cette terrible vérité, peu aimable et fort cruelle, que l’on n’entend guère dans les films hollywoodiens qui représentent l’inverse absolu du cinéma de James Gray : « la vie est injuste et rien ne me révolte plus que cette injustice à l’égard de certains mais il faut pouvoir sauver sa peau« . Cette critique sociale en filigrane permet au film de James Gray de dénoncer les fêlures du rêve américain, un rêve qui en était encore un pour sa famille d’immigrés et qui renvoie de plus en plus une image déformée de la réalité avec les années passées.
RÉALISATEUR : James Gray NATIONALITÉ : américaine AVEC : Banks Repeta, Anne Hathaway, Jeremy Strong, Anthony Hopkins GENRE : Drame DURÉE : 1h55 DISTRIBUTEUR : Universal Pictures International SORTIE LE 9 novembre 2022