Il était une fois deux cinéastes britanniques apparus à l’orée des années 2000 : Jonathan Glazer et Matthew Vaughn. Ils ont tous les deux commencé avec des films de gangsters à petit budget, remarqués par la critique : Layer Cake (Vaughn) et Sexy Beast (Glazer). Une vingtaine d’années plus tard, ils se retrouvent à deux points opposés de l’échiquier cinématographique : Glazer est devenu une star du cinéma d’auteur, célébrée par le Festival de Cannes, réalisant à un rythme kubrickien quatre films en vingt ans ; Vaughn, un metteur en scène vedette du cinéma de divertissement, populaire et grand public. Le hasard et les circonstances font qu’ils sortent en même temps chacun leur nouveau film, La Zone d’intérêt pour Glazer, Grand Prix du Jury à Cannes, et Argylle pour Matthew Vaughn, blockbuster survitaminé du film d’espionnage. Porté par un scénario astucieux, sous forme de poupées russes, Argylle, contrairement aux blockbusters formatés, prend beaucoup de risques, montrant un Matthew Vaughn délicieusement ludique qui s’amuse à triturer dans tous les sens le genre du film d’espionnage avec une férocité réjouissante.
Elly Conway est l’auteure solitaire d’une série de romans d’espionnage à succès, dont l’idée du bonheur se résume à une soirée tranquille à la maison avec son ordinateur et son chat, Alfie. Mais lorsque les intrigues de ses livres, centrés sur l’agent secret Argylle et son combat pour démanteler un réseau d’espions mondial, commencent à ressembler étrangement aux opérations secrètes d’une véritable organisation d’espions, sa tranquillité ne devient plus qu’un souvenir. Aux côtés d’Aidan, un espion pourtant allergique aux chats, Elly n’hésite pas à embarquer Alfie dans son sac à dos pour mieux se lancer dans une course contre la montre aux quatre coins de la planète afin de distancer de dangereux tueurs et empêcher ses fictions de dépasser la réalité.
Dans Argylle, Matthew Vaughn se livre à la même déconstruction du genre du film d’espionnage qu’il avait opérée dans Kick-Ass pour le film de super-héros.
Matthew Vaughn, depuis sa trilogie King’s men, est reconnu pour sa maestria dans les films d’action et sa touche spécifique dans les comédies hilarantes, se trouvant dans la même catégorie qu’un Guy Ritchie, en plus virtuose. Argylle surprend car, même si Vaughn n’y est a priori l’auteur du scénario, il y révèle via le personnage de Ellie Conway un certain vertige existentiel. Nul doute qu’auteur de blockbusters remportant un grand succès à travers le monde, il puisse s’identifier au personnage d’Ellie, autrice de best-sellers d’espionnage et rêvant d’une autre vie possible.
Dans Argylle, Matthew Vaughn se livre à la même déconstruction du genre du film d’espionnage qu’il avait opérée dans Kick-Ass pour le film de super-héros. Il casse volontairement son jouet, ce qui fait de Argylle un film volontairement clivant. Il prend deux risques importants : 1) contrairement à la promotion suractive de la bande-annonce, le film n’est pas centré, loin de là, sur Henry Cavill et Dua Lipa, mais repose sur les excellents Bryce Dallas Howard et Sam Rockwell, hilarants tous les deux. N’empêche, pour les jeunes fans de Cavill et Dua Lipa, la déconvenue peut s’avérer sévère. 2) d’un point de vue narratif, il présente son histoire dans trois poupées russes emboîtées les unes dans les autres, ce qui occasionne donc trois twists successifs placés à des endroits stratégiques du film. Dans les films d’espionnage, la réalité n’est pas telle qu’elle paraît. Argylle reprend ce principe à foison, déstabilisant à juste titre l’amateur de narration pré-mâchée.
On croit se trouver dans une mauvaise imitation de James Bond. Faux, Matthew Vaughn a tout prévu. Le côté volontairement artificiel et décalé de l’interprétation et des effets spéciaux est complètement programmé en tant que tel. En cela, le film se rapproche assez du Magnifique de Philippe de Broca, confrontant la vie flamboyante des espions au quotidien d’une autrice asociale et un peu coincée. En plus, Argylle réserve des surprises que nous ne révélerons pas, qui s’apparente presque à une auto-analyse du metteur en scène, comme s’il souhaitait échapper au système un peu vain des blockbusters décérébrés et récupérer son inconscient. Matthew Vaughn se sent-il comme un espion ou un imposteur au sein du monde des blockbusters? Un auteur masqué ou du moins un metteur en scène plus doué que la moyenne qui a du mal à se considérer comme un simple faiseur? En tout cas, force est de constater que Argylle contient avec de vraie générosité plus d’idées de pure mise en scène que beaucoup de films d’auteur rachitiques et radins en la matière.
Certes, tout n’est pas parfait dans Argylle : on pourra notamment reprocher une bande-son assourdissante, destinée à réveiller ceux qui dorment au fond de la salle de cinéma, et des effets légèrement répétitifs au marteau-piqueur, pour les gens qui n’auraient pas compris la dichotomie de l’intrigue. N’empêche, Matthew Vaughn est un metteur en scène extrêmement fûté, se permet de filmer la scène d’action la plus délirante sur fond de patinage artistique, et relie le plus naturellement du monde dans une scène en milieu de générique de fin Argylle à la trilogie King’s men, annonçant une possible autre trilogie. Argylle se situe ainsi sur une corde raide extrêmement passionnante à observer, celle d’un blockbuster d’auteur qui se joue des codes de manière jubilatoire, renversant les narrations comme les apparences.
RÉALISATEUR : Matthew Vaughn NATIONALITÉ : américaine, britannique GENRE : espionnage, comédie, action AVEC : Henry Cavill, Dua Lipa, Bryce Dallas Howard, Sam Rockwell, Bryan Cranston, Catherine O'Hara, Ariana DeBose, Samuel L. Jackson DURÉE : 2h15 DISTRIBUTEUR : Universal SORTIE LE 31 janvier 2024