Dire que Sean Baker a commencé son oeuvre en réalisant son premier film, Tangerine, avec un I-Phone, et le voici présentant son nouveau film Anora en compétition, projeté sur l’immense écran du Grand Théâtre Lumière. Côté audience, un énorme progrès a ainsi été accompli : du cinéaste indépendant quasiment amateur à la reconnaissance cannoise au plus haut niveau. Pourtant Sean Baker n’a pas tellement changé ; sur le fond, ses thématiques restent les mêmes : sa fascination pour le sexe et les travailleuses du sexe, sa défense des marginaux qui ne parviennent pas à s’insérer correctement dans la société, sa façon de filmer à l’énergie, les plans se bousculant et ne cessant de rebondir les uns sur les autres. En dépit de sa durée (2h19), Anora est sans doute son film le plus accessible, vif, drôle et jubilatoire, entrant dans le présent de personnages comme si on venait de faire leur connaissance et qu’on ne parvenait plus à les quitter.
De nos jours, Anora travaille comme strip-teaseuse, et plus si affinités, dans un strip-club très privé à New York. Ivan Kharkov, un jeune homme russe, assez immature, issu d’une famille très riche, s’entiche d’Anora et ne peut plus se passer d’elle. Ils finissent par se marier, ce qui n’est pas forcément du goût de la famille d’Ivan qui commandite trois gros bras pour faire revenir Ivan à la raison…
Anora est sans doute le film le plus accessible, vif, drôle et jubilatoire, de Sean Baker, entrant dans le présent de personnages comme si on venait de faire leur connaissance et qu’on ne parvenait plus à les quitter.
Dès Tangerine, Sean Baker a mis en scène des travailleuses du sexe qui avaient même la particularité d’être trans. Dans The Florida Project, Halley, la mère de la très jeune Moonee, se prostitue occasionnellement. Red Rocket change un peu la donne en abordant l’univers de la pornographie, via Mikey Saber, une ex-star du domaine. Anora opère un retour aux sources, Ani la strip-teaseuse faisant quelques extras d’escort-girl pour arrondir ses fins de mois. Pourtant Sean Baker se dispense de tout regard moralisateur sur cette profession ou ce type d’activité. Pour lui, c’est un moyen comme un autre de gagner sa vie, ce qui pourra choquer de belles âmes puritaines qui n’ont jamais eu à se battre réellement pour gagner leur vie.
Par conséquent, le sexe n’est pas une thématique nouvelle chez Sean Baker, loin de là. La différence ici est que cette thématique est traitée sous l’angle de la comédie, de la joie et de l’autodérision. Anora le film est ainsi très drôle, à la manière des screwball (sans jeu de mots) comédies. L’absurde et le loufoque dominent les relations parfois surréalistes du couple, étant donné l’immaturité du jeune homme et la forte personnalité de la strip-teaseuse.
La puissance du film relève de son imprévisibilité. Commençant comme un Pretty Woman trash, le film évolue et se métamorphose en comédie loufoque où la séquence dans la maison d’Ivan constitue un moment d’anthologie qui dure près d’une heure, rappelant un peu une autre séquence culte, celle de la réception nue dans Toni Erdmann de Maren Adé. A partir de là, on s’aperçoit que le film et son héroïne n’ont plus guère de limites, comme dans certaines comédies des frères Coen, Fargo ou Intolérable cruauté.
Le film de Sean Baker fonctionne ainsi en montagnes russes : un tour très rapide en accéléré dans sa première partie, en grande partie en jump cuts, à la Godard, pour le conte de fées trash, un morceau d’anthologie dans la maison des parents d’Ivan, où l’on garde en mémoire le visage hurlant d’Anora, une troisième partie qui accélère à nouveau dans la recherche d’Ivan disparu, une quatrième partie qui met enfin en scène le rapport de lutte des classes avec l’intervention des parents d’Ivan, et enfin la conclusion en plan-séquence hivernal dans une voiture, une fin douce-amère où Anora aura peut-être gagné un amour à la place d’une fortune.
Car le film de Sean Baker est discrètement sociétal, au-delà de ses airs de comédie loufoque. Tout le chemin d’Anora va être celui de reconquérir une identité sociale valorisante et un nom complet, d’Ani (son diminutif de strip-teaseuse, seul nom qu’elle tolère au début) à Anora (son véritable prénom) qu’elle prononce enfin pour se présenter à la mère d’Ivan. Si Anora souhaite épouser Ivan, c’est surtout pour gagner une légitimité sociale, ne plus être la strip-teaseuse contrainte de faire allégrement des lap dances ou de se livrer à des extras d’escorte. Le choc avec la famille d’Ivan va être d’autant plus brutal, surtout avec la mère qui lui signifiera de façon définitive qu’elle n’appartiendra jamais à son monde. La mise en scène de Sean Baker ralentit d’ailleurs judicieusement pour mieux mettre en valeur cette opposition frontale, en contraste avec le style rapide et enjoué des première et troisième parties. Alors qu’on se trouvait dans une comédie quasi-féérique, le ralentissement du style montre tout d’un coup la vérité cruelle de la situation.
Mikey Madison réalise ici une performance étonnante, en travailleuse du sexe qui résiste à la violence des hommes, en se battant, mordant et répliquant de manière acérée, tout en laissant deviner de sérieuses fêlures qu’elle souhaite plus que tout au monde cacher. Un Prix d’interprétation féminine à Cannes aurait paru plus qu’à sa portée, en symbolisant le cran et l’audace de nouvelles héroïnes qui ne s’en laissent plus conter et retiennent pudiquement quelques larmes pour donner le change.
RÉALISATEUR : Sean Baker NATIONALITÉ : américaine GENRE : comédie AVEC : Mikey Madison, Mark Eidelstein, Yuriy Borisov DURÉE : 2h19 DISTRIBUTEUR : Le Pacte SORTIE LE 30 octobre 2024