Charlotte Wells, cinéaste écossaise, a consacré son premier film à une expérience très personnelle et intime, relevant des souvenirs d’enfance, qui l’a fondée en tant que femme et être humain. Aftersun a parfois été cité comme film marquant dans les oeuvres cinématographiques de 2022 par les critiques anglo-saxons, le film étant déjà sorti sur ces territoires. Découvert à la Semaine de la Critique, il est sans doute le seul film notable de la compétition de cette section en 2022, Thierry Frémaux ayant renforcé la spécialisation de la sélection d’Un Certain Regard en la consacrant uniquement aux premiers et deuxièmes films, ce qui fait que nombre de films qui auraient originellement rejoint la Semaine de la Critique (Les Pires, Rodéo, etc.) atterrissent désormais directement en Sélection Officielle. En racontant une semaine de vacances en Turquie passée avec son père, Charlotte Wells plonge au coeur d’un traumatisme très profond, interrogeant la figure énigmatique de ce père, qu’elle n’a jamais véritablement connu, ainsi que, pêle-mêle, la sexualité, le genre et la dépression. Elle fait ainsi véritablement oeuvre de cinéaste, en racontant son histoire de manière oblique et elliptique et en faisant se mélanger et se rejoindre passé, présent et futur.
Dans les années 90, Sophie, une gamine de onze ans, et son père Calum, séparé de la mère de Sophie, passent des vacances idylliques en Turquie. Ce jeune homme de trente ans, jovial et blagueur, qu’on prend parfois pour le frère de sa fille, cache une toute autre personnalité que sa fille, peu aguerrie, ne perçoit pas. Une vingtaine d’années plus tard, elle interroge les images de vacances qu’elle a filmées à l’époque grâce à un caméscope pour percer le secret de ce père mystérieux.
En racontant une semaine de vacances en Turquie passée avec son père, Charlotte Wells plonge au coeur d’un traumatisme très profond, interrogeant la figure énigmatique de ce père, qu’elle n’a jamais véritablement connu, ainsi que, pêle-mêle, la sexualité, le genre et la dépression.
D’un point de vue superficiel, aussi superficiel que la crème solaire censée protéger des attaques du soleil, Aftersun ne paraît raconter que des vacances anodines entre un père et sa fille. Des vacances comme les autres, entre bronzage à la piscine, sorties organisées et séances de billard ou de karaoké, évoquant à maintes reprises Somewhere de Sofia Coppola, étrange attelage entre une gamine frondeuse et un père dépressif . D’un côté, Sophie, la gamine, (prodigieuse Frankie Corio), est toujours souriante et enthousiaste. De l’autre, Calum, le père, donne le change du mieux qu’il peut, entre preuves d’affection et démonstrations sur la piste de danse. Entre les deux, un camescope de vacances qui filme ce qui sont censés être des souvenirs heureux et finit par attester la preuve d’un malaise. Aftersun distille ainsi goutte à goutte le spectre d’un mystère, en rassemblant progressivement les pièces d’un puzzle, en maniant avec maestria l’ellipse,
De quoi souffre Calum? Globalement de haine de soi et de dépression carabinée. Il fête ses trente ans lors de ces vacances et pourtant se déteste, crache sur son image dans le miroir, pleure tout seul, nu assis sur son lit. Quel est le motif d’une telle détestation, d’une pareille souffrance? Plusieurs pistes apparaissent dans le film, sans qu’aucune ne l’emporte véritablement. 1) Le regret absolu de l’amour perdu. Calum et la mère de Sophie sont séparés. Il lui dit pourtant qu’il l’aime au téléphone, même si devant Sophie, il prétend que ce sont des mots adressés à tout membre de la famille. Cette séparation l’a apparemment brisé ; il ne s’en est toujours pas remis. 2) La peur de l’inceste et la crainte de la pédophilie. Pour Calum, il s’avère terrible de devoir passer des vacances avec Sophie, sorte de modèle réduit pré-ado de son ex-épouse. On peut suspecter cette peur d’un inceste éventuel lorsqu’il refuse de dormir le premier soir dans le même lit que sa fille, la direction de l’hôtel ayant commis l’erreur de leur accorder une chambre à lit unique. On peut la percevoir également quand il applique à Sophie de la crème solaire sur son dos. Le plan terrible où il est filmé de dos, nu et pleurant, ne laisse pas trop d’équivoque sur sa gestion difficile de ses pulsions sexuelles. 3) Une homosexualité non assumée. Par quelques indices, Charlotte Wells semble plutôt pencher pour cette piste. Calum s’exprime physiquement sur les pistes de danse, tel un grand dadais soudain décomplexé. Il ne paraît pas s’intéresser à la moindre jeune femme gravitant autour de lui mais adresse la parole spontanément à un moniteur de plongée ou des ados autour d’une table de billard. De plus, Sophie voit lors de l’une de ses dernières soirées à leur hôtel de vacances, de jeunes hommes s’embrasser. Lorsqu’elle deviendra adulte, on s’apercevra à l’occasion d’un flash-forward qu’elle a finalement choisi l’homosexualité, elle qui disait qu’elle imitait en tout son père. A la lisière de ces trois situations, Paul Mescal (Normal people), formidable, se tient sur un fil tendu, en équilibre instable, justifiant de belle manière sa nomination à l’Oscar du meilleur acteur.
Aftersun fonctionne complètement sur du sous-texte, en n’appuyant ni ne surlignant jamais les intentions et orchestre un ballet bouleversant des sentiments, en particulier lors de chansons particulièrement signifiantes, Losing my religion de R.E.M. retraçant la détresse du père et interprétée par Sophie de façon maladroite et éminemment touchante lors d’un karaoké, ou Under the pressure de Queen et David Bowie, la chanson de la piste de danse, où, par-delà le temps et la mort, de manière très émouvante, le père et la fille adulte se retrouvent et se reconnaissent enfin. Car, par un flash-forward, à environ 1h15 du film, on découvre enfin Sophie adulte, qu’on avait entraperçue lors de plans rapides lors de l’introduction du film. L’enjouement et l’enthousiasme ont laissé la place à la tristesse et l’amertume. Elle regarde ces vidéos de vacances en essayant de percer le secret de son père. Que s’est-il donc passé pour que la fraîcheur et l’innocence d’une enfant s’évapore à jamais et soit remplacée par la mélancolie et la lassitude d’une adulte? Sans jamais l’énoncer, Charlotte Wells nous fait alors comprendre de manière sibylline et pourtant très claire, que, après ces vacances en Turquie, Colum et Sophie ne se sont jamais revus et que Colum s’est vraisemblablement suicidé ou a disparu pour toujours. Le dernier plan du film le montrant disparaissant dans un couloir d’aéroport est ainsi suffisamment éloquent.
Aftersun est sans nul doute un film absolument remarquable qui travaille de manière antonionienne le thème de l’incommunicabilité entre parent et enfant, et dissèque la personnalité du père sous forme de puzzle à la manière d’Alain Resnais. Le seul bémol serait que Charlotte Wells aurait pu rendre son film un peu plus accessible et grand public en révélant le pot-aux-roses de l’intrigue à partir de la première demi-heure, ce qui, sans concessions particulières, aurait permis d’atteindre plus de personnes et d’éviter d’éprouver la patience des spectateurs, potentiellement lassés par quelques temps morts. Aftersun demeure ainsi un beau film fragile et intimiste, dont la préciosité narrative constitue tout le prix esthétique. En ne signalant la structure de son film aux spectateurs qu’à trente minutes de la fin, Charlotte Wells a peut-être fait le choix de n’en faire qu’un film pour critiques et cinéphiles pointus, alors qu’il avait vocation à atteindre davantage de gens. C’est néanmoins un choix difficile et méritoire qui permet d’attendre avec espoir et intérêt son prochain film.
RÉALISATEUR : Charlotte Wells NATIONALITÉ : écossaise GENRE : Drame AVEC : Paul Mescal, Frankie Corio, Celia Rowlson-Hall. DURÉE : 1h42 DISTRIBUTEUR : Condor Distribution/Mubi SORTIE LE 1er février 2023