As Bestas : Nos pires voisins

Dans ce 75ème Festival de Cannes, qui vient de dévoiler son palmarès, les frontières entre les pays se volatilisent. Un Japonais réalise un film coréen (Broker d’Hirokazu Kore-Eda), une Française choisit des acteurs américains pour tourner au Nicaragua (Stars at Noon de Claire Denis), tandis qu’un second Français adapte dans sa langue un film japonais (Coupez! De Michel Hazanavicius). Alors que le cinéma espagnol s’est fait discret durant cette édition, sont tout de même présents en sélection deux réalisateurs espagnols ayant fait le choix de tourner avec des acteurs français : Albert Serra et son Tourment sur les îles porté par Benoît Magimel, et celui qui nous intéresse ici, Rodriguo Sorogoyen avec As Bestas.

Le cinéaste prodige, qui s’était essayé au format sériel avec Antidisurbios il y a deux ans, retourne au cinéma après trois films impressionnants qui laissaient déjà présager les prémices d’une belle et heureuse carrière : Que Dios Nos Perdone en 2017, El Reino en 2019, et Madre en 2020. Avec ce quatrième long-métrage, Sorogoyen réalise ce qui est très certainement son meilleur travail, alliant les qualités de chacun de ses autres films pour un résultat tétanisant.

Dans un petit village de Galice où ils sont arrivés récemment, Antoine et Olga, un couple de français, pratiquent une agriculture écoresponsable. Le cadre est idéal, mais, après avoir refusé l’installation d’éoliennes près du village contre une grosse somme d’argent, le couple s’attire les foudres de ses voisins.

Le film se découpe en deux parties distinctes qui s’alignent chacune respectivement dans les deux pans du cinéma de Sorogoyen : le thriller et le drame. La première partie fait preuve d’une grande maestria lorsqu’il s’agit de distiller la tension lentement, mais sûrement pour laisser infuser une ambiance absolument glaçante. Le début des affrontements entre le couple et les voisins espagnols flirte parfois même avec le cinéma d’horreur, laissant le spectateur dans un état de sidération complète et d’angoisse constante. On y retrouve donc ce qui faisait l’ingéniosité d’El Reino par exemple, qui faisait grimper en crescendo son récit.

Au final, As Bestas sonne comme la quintessence du cinéma de son auteur.

Vient ensuite la deuxième partie, amorcée par le climax du film. Dès lors, ce sont les esquisses du superbe Madre qui se dessinent sous nos yeux. Le film abandonne volontairement l’aspect thriller, ou du moins s’en éloigne, pour se transformer en un drame intimiste sur le deuil où une femme (ici Marina Foïs) est magnifiée dans toute sa complexité.

Cette scission assez radicale dans le récit risque d’en désappointer certains, mais on peut toujours compter sur les partitions brillantes du casting pour nous garder accroché à notre siège. Diego Anido et Luis Zahera, les voisins espagnols, se transcendent et parviennent à créer un sentiment de malaise chez le spectateur. Mais ce sont bien Marina Foïs et Denis Ménochet qui brillent le plus. Le premier, terrassant de justesse, continue de démontrer son statut d’acteur le plus intéressant de sa génération, livrant une performance solide. De son côté, Marina Foïs reste en retrait pendant une bonne partie du film, avant d’exploser et de redevenir l’actrice flamboyante qu’on connaît.

Ces comédiens sont tous au service d’un scénario excellemment maitrisé, prenant à bras-le-corps les problématiques des populations rurales, confrontées à la précarité, à un travail harassant et au mépris des citadins. C’est la représentation d’une césure géographique opposant deux classes sociales, deux nationalités et deux perceptions de la vie que tout oppose. Encore une fois, Sorogoyen impressionne par sa virtuosité à fusionner ce qui semble être deux films en un, à faire la part belle à chacun de ses personnages avec un sens de la réalisation qui pourrait à tout moment prendre le pas sur les prestations de ses comédiens,

Au final, As Bestas sonne comme la quintessence du cinéma de son auteur, un film rural qui n’épargne personne, sur la xénophobie, les luttes de pouvoir et de classes, et le sentiment de justice qui se mêle à celui de vengeance. Il est parfaitement regrettable qu’un tel film n’ait pas reçu les honneurs de la compétition de la Sélection Officielle, tant il mérite un prix.

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RÉALISATEUR :  Rodriguo Sorogoyen
NATIONALITÉ : Espagne, France
AVEC : Marina Foïs, Denis Ménochet, Marie Colomb, Luis Zahera
GENRE : Thriller, Drame
DURÉE : 2h17
DISTRIBUTEUR : Le Pacte
SORTIE LE 20 juillet 2022