A tombeau ouvert : Stairway to heaven

Plus de 20 ans après Taxi Driver, Martin Scorsese retrouve le scénariste Paul Schrader afin de nous emmener à nouveau dans les rues d’un New-York sombre, désespéré et torturé. Adapté du roman éponyme et autobiographique de Joe Connelly, nous suivons le quotidien d’un ambulancier sur le déclin, Frank Pierce, tourmenté par les fantômes de ceux qu’il n’a pas réussi à sauver. Incapable de fermer l’œil, il sillonne les rues sombres de New-York à la recherche d’une forme de rédemption.

À Tombeau Ouvert possède l’étrange particularité d’être compris différemment à chaque visionnage. Chacune des lectures amène une réflexion et une analyse différentes. Le film transpire de mysticisme, jouant à merveille entre fantasme et réalité. L’état second dans lequel se trouve Frank déroute les perceptions, nous ne savons jamais si nous sommes en train de subir un long et douloureux cauchemar ou si nous sommes réellement dans l’instant présent. Scorsese bouleverse les idéologies chrétiennes en faisant endosser à Frank les rôles de Messie et de bourreau. Le personnage se sent investi d’une mission. Une mission qu’il ne peut mener à bien depuis qu’il n’a pas pu sauver une jeune fille en particulier. Les clés de sa catharsis, Frank ira les chercher auprès des accidentés qu’il croise au quotidien. Il ne cherche que des missions n’impliquant pas la mort imminente des patients, persuadé que les morts viendront le hanter s’il ne parvient pas à les sauver. Il ne supporte plus d’avoir à cohabiter avec les esprits qu’il a laissé s’échapper. Par le biais des « accidentés légers », il peut encore garder un certain self-control qui lui permettra de retourner sur le droit chemin. Il va se lier avec Mary, la fille d’un homme qu’il sauvera d’une crise cardiaque. Outre l’image évidente de la vierge qui habite Mary, Frank verra en elle son unique échappatoire. Il tisse des liens distendus avec elle, n’osant jamais lui avouer qu’elle est la seule apte à lui absoudre ses péchés. Au fil des nuits, le visage de Frank devient de plus en plus blafard, il est rongé de l’intérieur et complètement perdu. Il rend souvent visite au père de Mary qu’il est persuadé d’entendre lui supplier de le laisser mourir. C’est avec le père de Mary que la dernière croisade de Frank aura commencé, et c’est avec lui que tout se terminera. L’issue de cette confrontation des âmes emmènera Frank à se blottir, exténué, dans les bras de Mary, tous deux entourés d’un halo de lumière puissant et réconfortant.

À Tombeau Ouvert ne nous conte pas le quotidien d’un ambulancier désabusé, mais bel et bien les dernières heures d’un homme sur le point de mourir.

À Tombeau Ouvert ne nous conte pas le quotidien d’un ambulancier désabusé, mais bel et bien les dernières heures d’un homme sur le point de mourir. Frank arpente les rues sombres de New-York, mais est sans cesse suivi d’une vive lumière blanche qui plane au-dessus de sa tête. Cette lumière se densifie au fil des scènes, comme si l’âme de Frank sortait péniblement de son corps, attirée par les lumières du bloc opératoire afin de s’envoler paisiblement vers le paradis. Le père de Mary et Frank ne forment qu’une seule et même personne. Mary explique qu’elle n’a plus de contacts avec sa famille depuis des années. Frank, l’homme de sa vie, aura officié en tant qu’amant protecteur et père de substitution pour elle. Les innombrables rechutes du père pendant le film sont à mettre en concordance avec les actions menées par Frank sur le terrain. Plus Frank croise de cas désespérés, plus les crises cardiaques se montrent virulentes. Le rapprochement entre les deux hommes en fin de film ne montre que l’issue du vagabondage de l’esprit d’une seule et même personne. Scorsese montre l’ambulance comme le purgatoire, ultime procès de notre âme avant d’accéder définitivement au paradis, ou d’aller brûler en enfer. Frank n’a pas été un homme totalement bon, voilà pourquoi son jugement est aussi douloureux que complexe et qu’il a du mal à se regarder en face. Les différents coéquipiers qu’il côtoie le renvoient à différentes époques de sa vie. Larry (John Goodman) représente le Frank des débuts, celui plein de compassion, qui croyait dur comme fer à son métier. Marcus (Ving Rhames) symbolise le Frank cabotin, dévoué à sa foi avec laquelle il joue sans cesse, quitte à la bafouer par moment, pour trouver un semblant d’existence. Et, enfin, Tom (Tom Sizemore) laisse transparaitre la face la plus sombre de sa personnalité (la violence, la colère), mais il est également le tentateur, celui qui le fait sombrer dans l’alcool et la drogue. Ce n’est qu’après s’être montré indifférent à la tentation que Frank peut enfin se libérer de tous ses maux, laissant derrière lui la fameuse ambulance qui l’amenait indubitablement vers l’enfer (ambulance qui sera mise en pièces par Tom). Frank obtient les clés de son salut dans une ultime épreuve où il trouve enfin le courage de (se) demander pardon.

À Tombeau Ouvert est une hyperbole du purgatoire. Les rues de New-York créent un lien complexe entre le paradis et l’enfer. Chaque lieu représente une altercation bien précise de la lutte entre le bien et le mal. Et même s’il semble nous faire croire que le Diable domine, Scorsese nous ramène sans cesse vers la lumière. Chacun de ses plans est minutieusement truffé d’un symbole nous rappelant que le bien veillera toujours sur ceux qui auront la force d’aller chercher le pardon. La scène de la crucifixion du dealer en est le parfait exemple. Face à la souffrance du sujet, Frank s’émerveille de la beauté du spectacle que lui montre la victime. Tout autour des deux personnages, Scorsese déclenche un feu d’artifice mystique, telle la main de Dieu qui viendrait bénir deux pauvres âmes égarées. À cause de tous les symboles religieux qui parsèment le film, À Tombeau Ouvert s’en retrouve être l’un des films les plus complexes de la filmographie de Martin Scorsese. Injustement boudé (car probablement incompris), le film offre une flopée analytique qui diffèrera forcément selon les croyances de ceux et celles qui oseront l’affronter. Mais ne serait-ce que pour Nicolas Cage qui y trouve l’un de ses plus beaux rôles (d’ailleurs, il ne brillera plus autant jusqu’en 2013 et la sortie de Joe de David Gordon Green) et la mise en scène nerveuse de Scorsese, il serait bien dommage de continuer à éviter ce bijou qu’est À Tombeau Ouvert.