Selon toutes les règles de l’écriture de scénario, chaque voyage implique un profond changement chez le personnage principal, ainsi que l’obtention d’une récompense finale. A Real Pain, le deuxième film écrit et réalisé par Jesse Eisenberg, précédemment surtout connu pour ses rôles d’acteur (Bienvenue à Zombieland, 2009 ; The Social Network, 2010), propose un exemple assez extraordinaire de la manière dont un voyage peut être entrepris sans ces deux attributs apparemment essentiels.
Le film se déroule autour du voyage de deux jeunes Américains qui héritent d’une somme d’argent de leur grand-mère juive et tentent de visiter sa dernière adresse en Pologne — d’où elle est partie pour les États-Unis après avoir survécu aux camps de concentration durant la Seconde Guerre mondiale.
A Real Pain propose un voyage méditatif vers l’origine du traumatisme personnel des personnages, mais atteint également des idées bien plus universelles
Passer une heure et demie avec ces deux cousins peut nous suggérer qu’ils représentent les deux facettes d’une même personnalité — celle de l’auteur lui-même. Cette idée semble d’autant plus crédible une fois qu’on découvre que l’histoire est en partie autobiographique pour le réalisateur, Jesse Eisenberg, qui joue également l’un des deux cousins.
Cependant, bien que les deux personnages principaux n’apparaissent pas comme des personnalités complètes, ce qu’ils incarnent réellement, ce sont en fait différentes attitudes face au traumatisme familial du deuil. L’un des cousins, David Kaplan, est un père de famille dont la vie tourne autour de sa routine quotidienne avec sa femme et son enfant, et un emploi dans une entreprise. Cette apparence passe-partout ne semble guère idyllique, mais plutôt une façade derrière laquelle il pleure encore et cache ses questions sans réponse. L’autre cousin, Benji, est un homme bien différent — un paresseux classique sans but ni direction dans la vie qui touche le fond de l’existence humaine quand sa grand-mère, le membre favori de sa famille, meurt six mois auparavant. Peu importe à quel point Benji peut être charmant, sa nervosité et ses sautes d’humeur, habilement interprétées par Kieran Culkin, montrent de manière convaincante sa profonde fêlure personnelle, mais contrairement à son cousin David, il la montre excessivement aux autres. Par conséquent, aucun des deux cousins ne fournit une véritable expérience de guérison, ce qui révèle, si ce n’est le mérite, du moins la grande pertinence du film. Car les traumatismes ne servent pas à guérir, mais à apprendre comment les surmonter.
Ces douloureuses révélations sont magnifiquement illustrées par de très beaux paysages polonais en toile de fond. Originaire de Varsovie, le directeur de la photographie a fait un excellent travail en capturant l’essence cosy de la vieille Pologne, qui contraste particulièrement avec l’ambiance animée des rues de New York ou, notamment, avec la représentation explicite des horreurs dans d’autres films sur l’Holocauste, ce que A Real Pain ne cherche pas à perpétuer. Par moments, ce film semble volontairement amateur dans le développement de sa narration et l’équilibre entre les émotions, mais cet amateurisme est bien trompeur. En effet, ce film ne suit tout simplement pas les schémas génériques de représentation de l’Holocauste à l’écran et, par conséquent, trouve sa propre voie, assez authentique, pour exprimer le concept central de douleur. Ce film relève davantage du réel que du cinéma, et cette réalité s’avère fort douloureuse. Ce qui ne fonctionne pas dans le film en tant que qualité strictement cinématographique, touche en fait à des expériences véritablement universelles et laisse le spectateur avec un tel sentiment de tristesse, mais harmonieusement calibré, qu’on ne peut s’empêcher de ressentir non seulement de l’empathie, mais aussi de faire partie intégrante de l’histoire.
Finalement, A Real Pain aurait pu se contenter de n’être qu’une découverte discrète de festival, mais il a reçu au contraire un généreux et unanime accueil critique et une large attention peu après son avant-première au Festival de Sundance en 2024. De plus, il a obtenu deux nominations aux Oscars (pour le meilleur acteur dans un rôle secondaire (Culkin) et le meilleur scénario original (Eisenberg)), remporté les deux prix aux British Academy Film Awards et a également obtenu quatre nominations aux Golden Globe Awards. La raison pour laquelle un film centré sur un drame familial a reçu une telle attention réside probablement dans l’examen du problème fondamentalement occidental que l’Holocauste a été et demeure, surtout aujourd’hui, lorsque d’autres tragédies du passé et du présent ne reçoivent pas encore de résolution appropriée ni ne procurent même l’opportunité d’y réfléchir, et sont par conséquent remplacées par un sentiment d’atemporalité et de perte.
Dans l’ensemble, A Real Pain propose un voyage méditatif vers l’origine du traumatisme personnel des personnages, mais atteint également des idées bien plus universelles et, comme toute autre forme de méditation, ne guérit pas, mais manifeste la recherche de la résilience.
RÉALISATEUR : Jesse Eisenberg NATIONALITÉ : américaine GENRE : comédie dramatique AVEC : Jesse Eisenberg, Kieran Culkin, Jennifer Grey, Will Sharpe DURÉE : 1h29 DISTRIBUTEUR : The Walt Disney Company France SORTIE LE 26 février 2025