© Haut & Court
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Le Chant des forêts : gueules des bois

Il y a dans l’histoire du cinéma une constellation discrète, presque souterraine, faite d’hommes et de femmes venus du dehors — du vent, des hautes herbes, de la patience. Ils ne viennent pas des écoles (ou alors buissonnières), mais des clairières. On les appelle photographes animaliers, guetteurs de Lune, documentaristes, passeurs d’ombres — rarement artistes — comme si ces qualificatifs suffisaient à les maintenir hors du champ, en marge des cinéastes et des auteurs. Pourtant, dans le champ littéraire, d’éminents romanciers sont reconnus pour leur appréciation des grands espaces. On célèbre chez eux la patience et la solitude — de Thoreau à London, de Giono à Gary — cette manière de se fondre dans le paysage pour mieux le faire parler. L’écrivain, face à la montagne, devient prophète (Sylvain Tesson) ; le cinéaste, lui, simple témoin. Pourtant, derrière leurs images prétendument apaisées, se loge une pensée du monde, une manière de dire ce qui s’efface et ce qui demeure. 

Avec Le Chant de la Forêt, Vincent Munier poursuit cette voie singulière où le cinéma n’est plus narration mais attente, où la mise en scène devient affût. Après les hauteurs tibétaines de La Panthère des neiges, il revient à ses origines : les Vosges, matrice et mémoire. Un guide programmatique est énoncé par le père du réalisateur : “Écouter. Et voir, peut-être…

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C’est le son, d’abord, qui guide — le craquement d’une branche, le bruissement d’un oiseau, le souffle du vent sur la neige. Avant même d’être vue, la forêt parle, recouverte par la musique de Warren Ellis, Forest Fog. Ses brumes glissent entre les pins, donnant mouvement à l’immobile, respiration à la matière. Le chant de la forêt, c’est celui des arbres, bien sûr, mais aussi de la faune qui s’y niche, des hommes qui l’écoutent, et de la caméra qui les relie. Le film s’annonce d’emblée par son titre : il ne s’agit pas de “filmer” la nature, mais de l’entendre. Le visible y naît du sonore. Munier, fidèle à son art de l’affût, capte cette parole primitive. La caméra, souvent fixe, s’accorde au rythme des feuillages, à la patience de la mousse. Comme dans Le Mal n’existe pas de Hamaguchi, l’environnement imprime sa vitesse à celui qui souhaite le regarder. Ainsi, la mise en scène épouse la lenteur organique du milieu qu’elle explore. Au fur et à mesure, on s’accorde, lentement, à cet écosystème où Munier cherche le battement juste, en composant autant avec la lumière et le mouvement, qu’avec les sons.

Dans cette chambre d’échos qu’est la forêt, une autre symphonie se joue : celle de la filiation. Trois générations — le grand-père (Michel), le père (Vincent), le fils (Simon) — se retrouvent dans une cabane de bois, quelque part dans les Vosges, leur région d’origine. Refuge, nid, cellule primitive du récit. Le feu de la bougie y remplace la lampe, la parole y passe comme un souffle entre les âges. À eux trois, ils composent une polyphonie du vivant où ces hommes préfèrent se mettre en retrait, spectateurs vigilants d’un monde qui éclot journalièrement. On pense à cette scène de Youth de Sorrentino, où un chef d’orchestre, face à la montagne, fait chanter la nature. Ici, la baguette a disparu : l’orchestre se dirige seul, il s’agit uniquement de l’harmoniser, sans l’aplatir, mais démontrer une coexistence fragile, toujours menacée.

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À l’heure de jeu, la troupe s’exile en direction du Nord, jusqu’en Norvège, à la poursuite du mystérieux Grand Tétras. Ce voyage dit tout à la fois : la fuite d’un monde qui s’efface, la mélancolie de transmettre ce qui n’existe plus ici. Pourtant, le film persiste à relier, et c’est là que le geste de Munier se déploie complètement. Par le montage, il fait circuler les formes, les matières, les souffles : la main du père, la géographie de ses veines, posée sur le tronc d’un arbre lui-même recouvert par d’autres racines. Le sang, la sève : la faune et la flore. Munier relie le monde par des coupes douces, des raccords sensibles. Dans un tronc, trois espèces cohabitent (rappelant nos trois énergumènes) ; la voix d’une grive musicienne se fait supplanter par le passage des avions ; la lune blanche se découpe dans la traînée noire d’un avion, mouvement inverse du bicycle de E.T.,l’extra-terrestre. En cherchant le contraste, la métaphore, Munier constate la superposition des mondes, leur fragile chevauchement. La nature et l’humain partagent désormais le même souffle, parfois dissonant.

Plus touchant que son dernier documentaire, Le Chant des forêts déploie une cartographie du vivant qui mêle les lignées humaines et végétales dans une même sève. Le Chant des forêts tient ainsi dans un équilibre rare, entre film de nature et poème familial, contemplation et conscience écologique. Il parle du monde sans le commenter. Il s’émerveille sans naïveté, faisant du cinéma un art de l’affût, un art de l’écoute. “Lorsque l’homme explique la nature, il faut se méfier”, dit le père. C’est dans ce silence humain, le souffle coupé, lorsqu’il se contente de regarder — par exemple celui d’une sensationnelle scène avec des cerfs — que son film devient le plus parlant. Ainsi, l’oeuvre se termine moins qu’elle s’éteint, comme une braise qu’on recouvre de terre.

Face à tout ça, un conseil de Jean Giono, tiré de son roman Le Chant du monde : « Restons un moment sans parler les uns et les autres, dit le premier bouvier. Ca nous éclairera. Après nous nous expliquerons.« 

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RÉALISATEUR : Vincent Munier
NATIONALITÉ : française
GENRE : documentaire animalier
AVEC : Michel, Vincent et Simon Munier
DURÉE : 1h33
DISTRIBUTEUR : Haut & Court
SORTIE LE 17 décembre 2025