Depuis quelques années, un courant singulier parcourt le cinéma français : celui de récits queer qui ne se réduisent plus à une revendication identitaire ou à un geste de visibilité, mais qui cherchent une véritable grammaire cinématographique pour dire la complexité des existences. De La Petite Dernière de Hafsia Herzi à Orlando, ma biographie politique de Paul B. Preciado, la diversité de ces propositions atteste d’un cinéma en train de s’inventer : un cinéma où les trajectoires intimes s’inscrivent dans les interstices du politique, et surtout, un cinéma queer qui n’oublie en rien le cinéma. Mais cette floraison de récits ne gomme pas la difficulté, toujours actuelle, de trouver des actrices ou des acteurs capables – ou disposé.es – à incarner ces rôles, témoignant de la frilosité persistante d’une industrie qui célèbre la liberté tout en en redoutant sa puissance. C’est dans cet interstice, entre rareté des figures et émergence de voix nouvelles, que s’inscrit Des Preuves d’amour, le premier long-métrage d’Alice Drouard présenté en séance spéciale à la Semaine de la Critique. Un film qui invente un récit profondément personnel, mais jamais replié sur lui-même.
Des preuves d’amour s’ouvre sur une archive sonore de l’Assemblée nationale, datée du 23 avril 2013. Dans un souffle solennel, la voix de Claude Bartolone, alors président de l’Assemblée Nationale, annonce l’adoption du « mariage pour tous » — cent trente-six heures de débats condensées en quelques secondes d’émotion contenue. Cette voix ne documente pas seulement un moment d’histoire : elle devient le point de départ d’une réflexion sur ce que le droit produit dans la chair, sur la manière dont les institutions, même lorsqu’elles se veulent impersonnelles, touchent les existences concrètes. En choisissant de commencer par un son plutôt que par une image, Drouard affirme une intention claire : écouter avant de montrer, faire résonner la loi avant d’en filmer les conséquences. Partant d’une image manquante, la néo-réalisatrice signe une entrée en matière à la fois pudique et politique, où s’esquisse déjà le geste du film : interroger l’écart entre la parole publique et la réalité intime, entre le texte de loi et la texture de nos vies.

De cette voix institutionnelle, la réalisatrice bascule vers les visages de Céline (Ella Rumpf) et Nadia (Monia Chokri), un couple de femmes en quête d’enfant. Une bascule claire : du verbe de l’État aux palpitations des corps. Plutôt que de s’attarder sur la mère porteuse, la cinéaste choisit de suivre celle qui demeure symboliquement en retrait, celle à qui il manque la légitimité du poids, du ventre, du droit. Ce déplacement du regard est tout sauf anodin : il dit la volonté de filmer la place vacante, l’attente, l’invisible. Cet enfant, il faudra l’adopter, montrer patte blanche, apporter les fameuses « preuves d’amour ». À cet état – amoureux – qui n’est ni quantifiable ni démontrable, mais perceptible dans sa présence et sa force, Céline doit collecter une quinzaine de témoignages — autant de rencontres, d’échos, de réticences, d’élans, d’embarras. fragments de vie, d’amitiés ou de malaises. Dans ce parcours, les visages se succèdent : un collègue jeune parent, une belle-famille conservatrice, le retour d’une mère absente (Noémie Lvovsky).
Deux scènes évocatrices, presque jumelles, révèlent le pattern de l’oeuvre. Au début, Céline — DJ de profession — se déplace dans une salle de concert pour écouter les balances. Plus tard, sa mère, pianiste reconnue, fait le tour de l’auditorium pour entendre comment résonne son instrument. Deux gestes en miroir, deux façons d’écouter le monde. Chez l’une comme chez l’autre, il s’agit de tendre l’oreille à ce qui échappe, d’harmoniser l’ensemble. Des Preuves d’amour repose sur cette attention aux sons, aux voix, aux différents sons de cloches : la parentalité comme polyphonie. Dans ce concert intime, nul ne joue seul. La décision d’avoir un enfant relève du droit d’un État à déterminer sa légitimité, à se soumettre à l’avis des proches, des médecins, d’inconnus — un chœur parfois dissonant, souvent intrusif. Drouard filme cette cacophonie avec douceur, sans caricature, comme si chaque voix, même maladroite, participait à la grande question du film : comment écouter l’autre sans se perdre soi-même ?
Donner naissance — à un enfant, à un film— c’est toujours se confronter à ses origines. Des Preuves d’amour le comprend : accoucher, c’est remonter la chaîne des transmissions, affronter ce que nos parents nous ont légué, choisir ce que l’on veut prolonger ou rompre. En filmant la maternité de Céline et Nadia, Alice Drouard interroge aussi la sienne — le film ayant une part profondément autobiographique — mais aussi celle d’une autrice qui tente d’ouvrir de nouveaux narratifs, car faire un cinéma queer, c’est déjà réécrire un récit, déplacer un cadre, changer d’angle. C’est moins refuser une mythologie du cinéma, que d’inventer d’autres façons d’être au monde et de se raconter. Chez la réalisatrice, cette remise en jeu passe par la douceur, par l’écoute, par la mise en commun des voix plutôt que par la conquête d’un territoire.

La mise en scène accompagne la bienveillance de la réalisatrice et s’enracine dans une lumière laiteuse, diffuse, enveloppe les scènes de manière presque tactile, et permet d’absorber les tensions, l’humour discret et le stress latent de ces instants où l’intime et le protocole se confrontent. Même lorsque le récit frôle des situations attendues, trop calibrées, l’interprétation des actrices et la finesse des dialogues suffisent à désamorcer la lourdeur du convenu. On songe à Nino de Pauline Loquès, là aussi une histoire de (re)naissance — deux films très écrits, plaisants, sensibles, aimant leurs interprètes, traversés d’humour et d’élégance. Ce sont des œuvres fines, mais un peu sages, peut-être trop « fémisiennes » dans leur construction : films de parcours, bien dialogués, bien calibrés, parfois trop conscients d’eux-mêmes. Pourtant, Des Preuves d’amour désamorce ce convenu par la chaleur de son interprétation, les impeccables Ella Rumpf et Monia Chokri y sont pour beaucoup, et leurs dialogues, à la fois naturels et d’une élégance qui évite tout pathos. Ainsi le film y trouve sa singularité : transformant le convenu en confidence, la mécanique en émotion.
En 2013, la loi reconnaît le mariage homosexuel mais interdit encore la PMA aux couples de femmes. Ce décalage entre légitimité symbolique et impossibilité concrète devient la tension même du film. Aujourd’hui, depuis la loi de bioéthique de 2021, cette réalité est révolue. Et c’est là que Des Preuves d’amour prend une valeur presque documentaire : il capture un moment de bascule, une époque où aimer différemment signifiait encore justifier son droit à aimer. Ces démarches administratives, ces formulaires, ces entretiens — tout cela, déjà obsolète, reste filmé ici avec une tendresse lucide, comme un témoignage de la lente conquête des corps et des droits.
Des preuves d’amour est un premier long-métrage enthousiasmant. Il documente un moment précis de l’histoire avec une grande acuité, tout en interrogeant des questions universelles — la transmission, la filiation, la manière dont la société façonne nos attentes, l’exigence d’être « une bonne mère ». Profondément humain, il allie humour, tension et émotion, avec une intelligence qui fait vibrer autant les corps que les esprits. Alice Drouard signe un cinéma attentif, capable de transformer un récit intime en méditation sociale, en réflexion sur le temps, les lois et les héritages. Elle nous rappelle que le cinéma, quand il ose écouter les marges, raconte toujours un peu mieux le monde.
RÉALISATRICE : Alice Drouard NATIONALITÉ : française GENRE : comédie dramatique AVEC : Ella Rumpf, Monia Chokri, Noémie Lvovsky DURÉE : 1h37 DISTRIBUTEUR : Tandem SORTIE LE 19 novembre 2025