Alpha : la tristesse durera toujours

Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, en raison de son titre, Alpha n’est absolument en rien un traité sur la masculinité toxique. Très attendu, le nouveau film de Julia Ducournau surgit une nouvelle fois en compétition, au Festival de Cannes, après la révélation de Grave à la Semaine de la Critique, et la Palme-surprise de 2021 attribuée à Titane qui a contribué à relancer définitivement le cinéma de genre en France et à travers le monde. Depuis, Coralie Fargeat l’a rejointe sur les fonts baptismaux cannois, avec The Substance. Comment dès lors surprendre à nouveau, pour Julia Ducournau? En se tournant délibérément vers sa biographie et en en donnant une version volontairement déformée via le cinéma de genre. Alpha est donc ainsi une relecture de l’adolescence d’une jeune fille à travers le prisme d’une famille dysfonctionnelle, qui permet à Ducournau d’atteindre un certain tragique émotionnel, assez inédit dans son oeuvre. .

Dans un monde dépourvu de repères temporels, Alpha a 13 ans. Un jour, elle rentre d’une soirée, avec le tatouage de l’initiale de son prénom sur le bras droit. Sa mère, médecin, semble catastrophée : une épidémie due à la circulation d’un virus se répand en effet, La petite Alpha, saignant intempestivement du bras, est considérée comme dangereuse, pouvant contaminer chacun et se retrouve ostracisée par ses camarades et certains de ses professeurs dans son collège. Entre-temps, l’oncle d’Alpha Amin, héroïnomane et atteint par le virus, revient au foyer familial…

Une relecture de l’adolescence d’une jeune fille à travers le prisme d’une famille dysfonctionnelle, qui permet à Ducournau d’atteindre un certain tragique émotionnel, assez inédit dans son oeuvre.

Alpha s’ouvre par une fantastique séquence mêlant des images d’hôpital, de drogue et de fêtes, sur l’une des plus belles et tristes chansons au monde, Roads de Portishead, qui donne le ton du nouveau long métrage de Julia Ducournau. La tristesse durera toujours, comme disait Van Gogh. The Mercy seat de Nick Cave, Let it happen de Tame Impala, et la Septième Symphonie de Beethoven (déjà utilisée par Gaspar Noé dans Irréversible), compléteront la bande-son impeccable du film, en plus de la musique originale, aux accords menaçants ou liturgiques de Jim Williams. Dès le début du film, on s’apercevra que l’intrigue oscillera presque imperceptiblement entre deux moments temporels, celui des cinq ans d’Alpha et des débuts d’une mystérieuse épidémie, et celui de ses treize ans, lorsque tout le monde autour d’elle la croit atteinte du virus.

Dans les années 80, Julia Ducournau était adolescente et a donc traversé les années Sida dont elle est restée indubitablement traumatisée. Les morts s’accumulaient à cette époque, phénomène que l’on a retrouvé plus récemment dans la période de pandémie due au Coronavirus. C’est en mélangeant ses souvenirs d’adolescence et son ressenti du présent que Julia Ducournau a sans doute crée le monde d’Alpha. Brouillant les pistes, elle ne datera donc pas l’époque du film qui peut tout aussi bien se situer dans les années 80 ou 2020. Contrairement au Sida, les gens ne mourront pas en raison de leurs relations sexuelles (même si le doute plane, cf. l’idylle entre Alpha et son petit ami). Alpha, tout comme Junior, l’ado du court métrage éponyme, est isolée, rejetée et ostracisée par ses camarades, reflet plus ou moins fidèle ou déformé de la manière dont Julia Ducournau a dû vivre son adolescence tourmentée.

Cela donnera lieu à de nombreux moments mémorables du film : par exemple, le cours de son professeur d’anglais, qui subit des insultes liées à sa situation d’homosexuel ; le plan filmé en plongée, lorsque la tête d’Alpha heurte le bord de la piscine et saigne abondamment, éloignant ses camarades pris de frayeur ; ou encore, quand Alpha est la seule à partager, via un regard de sollicitude, le chagrin de son professeur face à la disparition de son compagnon. Ducournau, comme dans ses précédents films, stigmatise ainsi l’exclusion et l’intolérance, comportements issus de la peur et de l’ignorance, dont elle a pu être témoin lors des années Sida, avant la découverte de protocoles et de traitements contre cette maladie. Le virus serait apporté dans le film par un énigmatique et ô combien métaphorique « vent rouge », qui empêcherait de respirer (cf. le cauchemar d’Alpha où le plafond vient progressivement descendre sur elle), étouffant ainsi toute velléité de s’échapper où tous les destins sont condamnés d’avance.

Si Alpha revisite les années Sida, avec émotion et compassion, le film n’est pas seulement une oeuvre de lutte active contre l’ostracisme, mais aussi une étrange histoire de « Choix de Sophie » d’une mère partagée entre un frère drogué au dernier degré et une fille perturbée. En frangin prodigue sur le retour, Tahar Rahim, dans une performance de régime à la De Niro, s’annonce comme un grand candidat aux prix d’interprétation de toutes les cérémonies du monde, Golshifiteh Farahani dévoile un immense pouvoir d’émotion, au moins égal, ce qui n’est pas peu dire, à sa beauté éblouissante. Hommage à l’institution médicale, « Maman », créditée ainsi au générique, représente donc le rôle-pivot d’Alpha, quand elle est tragiquement déchirée entre son frère et sa fille, ou lorsqu’elle visite à l’hôpital des patients en stade terminal qui se minéralisent en statues de sel. Or, si l’on consulte attentivement les crédits du générique de fin, Julia Ducournau dédie son film à « sa mère, pour sa nuit et sa lumière, Adorée pour toujours« . Etrangement, le film de Ducournau est dédié à la mère de la réalisatrice, exactement comme Die, my love l’était aussi par Lynne Ramsay, avec un résultat infiniment moins satisfaisant. En définitive, Alpha permet à Julia Ducournau de se renouveler, en axant son film sur l’époque fondatrice de son adolescence, tout en demeurant extrêmement intime et fidèle à ses profondes obsessions.

3.5

RÉALISATRICE :  Julia Ducournau 
NATIONALITÉ :  française
GENRE : drame
AVEC : Tahar Rahim, Golshifiteh Farahani, Melissa Boros 
DURÉE : 2h08
DISTRIBUTEUR : Diaphana Distribution
SORTIE LE 20 août 2025