Sept ans après avoir adapté Marguerite Duras, Emmanuel Finkiel s’attaque à un autre grand nom de la littérature avec Aharon Appelfeld et sa Chambre de Mariana, le récit tragique d’un jeune garçon juif caché dans le placard d’une prostituée ukrainienne pendant la guerre. Jouant sur les perceptions de chacun et composant son langage cinématographique au fil des contraintes, le cinéaste de 63 ans réaffirme encore et toujours ses partis pris artistiques et sa vision globale du cinéma. Entretien.
Votre dernier film, La Douleur, avait déjà pour cadre la Seconde Guerre mondiale. Ce conflit et ses tragédies persistent à hanter encore et toujours votre filmographie…
Quand un producteur m’a proposé d’adapter La Chambre de Mariana, mon premier réflexe a été de refuser. J’avais déjà fait deux films sur cette thématique (Voyages, La Douleur) et je pensais avoir déjà tout dit. Puis en lisant le roman d’Aharon Appelfeld, j’ai été très enthousiaste car il y avait là une proposition, un schéma inédit. Je talonnais des personnages dans la hantise, qui n’arrivaient pas à vivre leur présent, qui étaient tout entiers phagocytés par l’absence d’un être cher. C’était déjà le cas du personnage de Marguerite dans La Douleur, mais avec Appelfeld il y a une autre proposition puisqu’il suit un adolescent qui est à l’âge de toutes les métamorphoses. C’était quelque chose d’inédit. Au montage je me suis rendu compte que La Chambre de Mariana prenait place dans une sorte de trilogie qui allait vers le désir de vivre.
On suit l’histoire d’un enfant qui passe le plus clair de son temps caché dans un placard. En tant que cinéaste, comment contourne-t-on ce genre de difficulté pour obtenir un rendu cinématographique intéressant ?
On n’essaye pas de contourner la difficulté. En lisant le livre, je me suis demandé comment tenir sur la longueur sans ennuyer les gens et j’ai alors pensé à la métonymie. C’est l’art de représenter un tout à partir d’une partie. Dans un champ, on essaye de faire résonner l’entièreté du hors-champ, la métonymie était donc une clé sur laquelle le langage cinématographique pouvait se déployer pour ce film. Si on ne donne pas à voir, on donne davantage à entendre : il y a donc eu l’opportunité de travailler la bande-son d’une manière différente. On se focalise aussi sur les moindres possibilités visuelles : les interstices dans une cloison, un dessous de porte, etc. J’ai décliné toutes les occasions de percevoir le monde à partir d’un endroit où celui-ci est cloisonné.

Pour coller à la réalité racontée, le film est en langue ukrainienne. Était-ce une contrainte sur le tournage ?
J’ai eu l’heureuse surprise de constater que tourner dans une langue qui n’est pas la mienne, c’était possible. Quand vous n’avez pas accès au signifié, le signifiant prend sa place. Je parle bien sûr de l’émotion, de l’affect qui voyagent dans cette sonorité, mais aussi du corps qui est porteur. On attache une importance fondamentale au signifié, aux dialogues des films, alors qu’ils ne sont qu’un pourcentage, peut-être même mineur, de ce qui véhicule l’émotion. Sur le tournage, je me rendais compte que quelque chose n’allait pas dans une scène avant même que l’interprète ne me signale une erreur dans le texte, je sentais comme un problème dans l’énergie dégagée, comme une fausse note.
Mélanie Thierry ne parle pas ukrainien à l’origine, et pourtant elle livre une performance fantastique. Aviez-vous directement pensé à elle pour le rôle de Mariana ?
Au départ il n’était pas question que ce soit elle. J’ai fait quelques essais avec de superbes comédiennes ukrainiennes mais j’ai eu le sentiment qu’en allant dans cette direction, j’obtiendrais un traitement de l’œuvre beaucoup plus réaliste, or ce n’était pas mon ambition. Aharon Appelfeld invente des personnages à partir d’individus qu’il a lui-même rencontrés enfant, lorsque ses parents ont été assassinés et qu’il s’est retrouvé seul dans la campagne ukrainienne en guerre. Il a fréquenté des truands, des marginaux et aussi quelques prostituées : c’est ce qui a développé son univers romanesque. En créant Mariana, il a inventé un personnage fantasque, incandescent. Il me fallait une virtuose qui puisse passer d’un état émotionnel à un autre en un claquement de doigts. Mélanie a fait des essais, elle a rééduqué son oreille pour l’ukrainien, a beaucoup travaillé et est parvenue à faire exister ce personnage incroyable.

Quant au rôle d’Hugo, il est tenu par le jeune Artem Kyryk. Quelles exigences aviez-vous concernant le choix de l’acteur ?
Quand on parie sur un enfant au cinéma, on ne sait jamais ce que ça va donner, même si ce dernier a plein de qualités apparentes. Miser sur le fait qu’il va pouvoir soutenir l’entièreté du film sur ses épaules, c’est tout l’enjeu.
On ne tombe pas toujours sur un Jean-Pierre Léaud du premier coup…
Justement, on a des traces du casting de Truffaut pour Les 400 Coups, on voit bien ses hésitations et vers qui il a été au final : tout cela est passionnant. L’itinéraire, la destinée de Jean-Pierre Léaud, au cinéma comme dans la vie, est totalement bouleversante. François Truffaut aussi a fait un pari au départ. De notre côté, on a organisé de nombreux essais avec beaucoup d’enfants mais je ne trouvais pas ce que je voulais.
Avec Artem, j’avais en face de moi un enfant peu expressif mais avec une intériorité terrible. On l’a choisi sur cette base, avec le challenge de l’impact du temps : dans le film, cet ado est censé être caché deux ans, à l’âge de toutes les métamorphoses, or nous tournions en 45 jours… Au contact de cette responsabilité, le miracle s’est produit et Artem a mûri petit à petit. S’il n’avait pas autant évolué, les scènes de la fin n’auraient pas été possibles. L’inversion du rapport qu’il a avec Mariana, qui passe d’une mère de substitution à quelque chose de plus ambigu, est l’essence même du film.

Revenons sur cette scène où il est sous-entendu que les deux protagonistes couchent ensemble. Comment vouliez-vous aborder cela, sachant qu’il s’agit d’un moment à la fois tendre et dramatique, mais qui s’apparente factuellement à de la pédophilie ?
Aharon Appelfeld, dans une langue hébraïque pudique et dans une moralité totalement irréprochable, a quand même placé son jeune héros dans le placard de la chambre d’une prostituée, le tout dans un bordel. Il voulait nous dire quelque chose à travers cela. Très tôt dans le roman, Hugo est déjà dans le lit d’une Mariana beaucoup plus délurée, totalement impudique. Et puis l’auteur finit par écrire “Ce matin là, Hugo était un homme”, une phrase dont on comprend vite le sous-entendu. En adaptant cela, il n’était pas question d’être dans la provoc : j’ai les mêmes réserves que n’importe qui sur le sujet. Avec Mélanie, nous étions d’accord sur le fait que la force du roman et du film devaient être dans cet éveil, dans cette force qui conduit Hugo vers la vie. J’ai décidé de ne traiter réellement la chose qu’à la fin du film, de transformer cette relation charnelle en un moment où le tragique du personnage de Mariana se révèle. Mélanie livre une interprétation sublime de cette femme condamnée qui se livre à cet adolescent comme un don. J’ai travaillé sur la suggestion et la métonymie : on ne voit qu’une chaussure, une ceinture défaite…
Que se rassurent ceux qui s’érigent en gardien d’un nouveau temple moral : la sanction tombe tout de suite. Dès le lendemain matin, la famille ukrainienne très catholique qui les héberge leur tombe dessus et Mariana est emmenée par les soldats soviétiques pour être vraisemblablement fusillée. Son comportement problématique est immédiatement puni. Je ne pense toutefois pas qu’elle mérite la mort, mais il se trouve que la destinée de ce personnage la conduit sur cette route.
D’autres passages du film, notamment la scène finale, peuvent être interprétés de plusieurs façons. Peut-il y avoir plusieurs vérités dans un récit, surtout lorsqu’il est partiellement historique ?
Je pense que lorsqu’on perçoit quelque chose, la part de projection que l’on fait sur la “réalité” est majoritaire. Autrement dit, on projette autant sur la personne que l’on voit marcher dans la rue que ce que l’on perçoit. Tout ce qu’on voit, tout ce qu’on perçoit, n’est pas le réel ! Ce n’est qu’une interprétation, une projection individuelle de chacun. Il y a donc évidemment plusieurs vérités dans un récit : Mariana est-elle vraiment sortie vivante des griffes des Soviétiques ou est-elle morte ? Ce que Hugo imagine, projette et ce qui est “vraiment vrai” ne sont pas deux choses si différentes. Le cinéma est bon pour ça, car il vous donne à voir et à penser qu’il s’agit du réel alors que tout n’est qu’une illusion.
Propos recueillis par Kévin Corbel le 16 avril 2025.