Mélanie Thierry et Artem Kyryk dans La Chambre de Mariana, d'Emmanuel Finkiel.

La Chambre de Mariana : le récit d’une clandestinité terrible et perturbante 

Emmanuel Finkiel réitère. Alors qu’en 2017, le cinéaste avait adapté La Douleur, classique autobiographique de Marguerite Duras sur l’Occupation allemande, il présente aujourd’hui un nouveau film ayant pour cadre la Seconde Guerre mondiale et ses tourments. Adapté d’un roman d’Aharon Appelfeld, La Chambre de Mariana est l’occasion pour l’ancien assistant-réalisateur de Jean-Luc Godard et Krzysztof Kieślowski de retrouver Mélanie Thierry pour une troisième collaboration consécutive. L’actrice, bluffante d’authenticité en prostituée ukrainienne torturée, donne la réplique au jeune Artem Kyryk pour une relation à l’écran dramatique, complexe, et autant dérangeante qu’asymétrique. 

1943, Ukraine, Hugo (Artem Kyryk) a 12 ans. Pour le sauver de la déportation, sa mère le confie à son amie d’enfance Mariana, une prostituée qui vit dans une maison close à la sortie de la ville. Caché dans le placard de la chambre de Mariana, toute son existence est suspendue aux bruits qui l’entourent et aux scènes qu’il devine à travers la cloison…

Mélanie Thierry sublime la figure de Mariana avec une interprétation axée sur l’émotion transmise dans la voix, les rires et les pleurs.

À première vue, il pourrait paraître difficile d’adapter au cinéma un livre où le protagoniste passe le plus clair de son temps seul dans un placard, presque entièrement coupé du monde à l’exception des bruits alentours et des quelques trous dans la fine paroi qui le sépare de la chambre où sa bienfaitrice accueille ses clients. Pourtant, Emmanuel Finkiel contourne cette difficulté en racontant visuellement les souvenirs du jeune Hugo, qui se rappelle de sa famille, contrainte d’abord à la discrétion puis à la clandestinité parce que juive. Dans le petit placard qui compose son monde, le jeune garçon observe les apparitions successives de ses parents, oncles ou cousines, devenus purs produits de son imagination au point de donner un caractère sacré à ses interactions avec Mariana, la seule personne concrète qu’il continue de voir. Se noue alors une relation spéciale entre les personnages, tous deux prisonniers de leur condition et dans l’attente de jours meilleurs, l’un puisant dans ses souvenirs pour tenir tandis que l’autre plonge dans la boisson. Mélanie Thierry sublime la figure de Mariana avec une interprétation axée sur l’émotion transmise dans la voix, les rires et les pleurs, le tout en composant avec des dialogues en ukrainien, une langue que l’actrice a dû maîtriser pour les besoins du film. 

Au-delà du drame profond inhérent aux parcours de vie en lien avec la Shoah, La Chambre de Mariana raconte aussi l’histoire d’un passage à l’âge adulte. En passant presque deux ans isolé du monde, caché dans un bordel, Hugo vit la fin de son enfance presque par procuration, en se rappelant des moments plus joyeux ou en observant discrètement les enfants non juifs s’amuser dans la rue. Cette passivité contrainte s’applique également à ses premiers émois d’adolescent et à l’émergence du désir sexuel, qui se dirige lentement vers Mariana, véritable mère de substitution, qui entretient elle-même une relation de plus en plus asymétrique avec son protégé, qu’elle qualifie tantôt de “chiot” ou de “don du ciel”. Les rapports ambigus entre l’enfant et la femme mature, qui peuvent être interprétés comme une forme de tendresse maladroite, prennent une tournure bien plus perturbante dans la dernière partie du film, lors d’une scène laissant pudiquement sous-entendre un acte sexuel entre les deux protagonistes dans une grange. Si tout le drame se concentre dans la fatalité apparente de la situation, il n’atténue en rien la gravité de l’acte et il est difficile de voir autre chose dans cette séquence que de la pédophilie sous couvert d’une inversion des rapports de force entre une femme brisée sous le joug de la répression soviétique et un jeune garçon délivré de la menace nazie. Si à travers cette relation charnelle Hugo “devient un homme” en passant du statut d’observateur depuis son placard à celui d’observé (par un autre enfant, caché dans la grange), il n’en reste pas moins que cet acte sexuel repose sur un mécanisme d’emprise d’une femme sur un jeune garçon contraint à une servilité totale envers sa bienfaitrice, de plus de vingt ans son aînée.

À travers tout l’aspect dramatique, cruel, voire polémique des épreuves que traverse Hugo, Emmanuel Finkiel semble vouloir raconter la tragédie partagée par tous les Juifs d’Europe de cette époque. Ayant lui-même des membres de sa famille morts en déportation, le cinéaste de 63 ans persiste au fil de sa filmographie à montrer les parcours de ceux qui ont échappé au pire, que ce soit avec Hugo, ersatz de l’auteur Aharon Appelfeld, avec Marguerite Duras (qui n’était pas juive mais résistante) dans La Douleur ou avec les histoires croisées de trois survivantes de la Shoah que l’on découvre dans Voyages, son premier film. Avec La Chambre de Mariana, Emmanuel Finkiel ferme une parenthèse ouverte dès sa première réalisation, Madame Jacques sur la Croisette, César du meilleur court métrage en 1997 et qui met en scène de vieux habitants juifs de Cannes aux douloureux souvenirs, ce qui n’est pas sans rappeler le jeune Hugo seul dans son placard en 1943, n’ayant pour seule échappatoire que les confins de sa mémoire.

3

RÉALISATEUR : Emmanuel Finkiel
NATIONALITÉ : France
GENRE : Drame, Historique
AVEC : Mélanie Thierry, Artem Kyryk, Julia Goldberg, Yona Rozenkier et Minou Monfared
DURÉE : 2h11
DISTRIBUTEUR : Ad Vitam
SORTIE LE 23 avril 2025