Depuis le lancement de la guerre sans merci menée à Gaza par Israël, en partie en réponse à l’attaque du 7 octobre 2023 par le Hamas, un corpus de films palestiniens vient remplacer les innombrables images manquantes de médias désinvestis, déserteurs ou attaqués. Quand le discours dominant tend à indiquer que nous croulons sous les images, en Palestine et ailleurs, il semble que nous en manquions pour donner à voir, à sentir, à ressentir, la complexité d’histoires humaines tragiques. À chacun de ces films palestiniens, un titre dont l’intuition ramène toujours l’idée historique et centrale d’un territoire, ses centres, ses accotements : Voyage à Gaza, Bye bye Tibériade, No Other Land, From Ground Zero, Songe et, le seul représentant palestinien sélectionné au Festival de Cannes – à la Quinzaine des Cinéastes – Vers un pays inconnu, récemment récompensé du Grand prix du jury au Festival Premiers Plans d’Angers. La Terre est détruite, attaquée, décimée. Les populations sont condamnées à rester à tout jamais ou obligées à s’en aller. La poussière vole et l’espoir se conjugue à l’horizon, dans un ailleurs. C’est ce que suggère également l’impulsion de la citation d’Edward Saïd sur laquelle s’ouvre Vers un pays inconnu : “Le destin des Palestiniens est de ne pas finir là d’où ils viennent, mais dans un endroit inattendu et lointain.”
Vers un pays inconnu fait tomber le masque de deux âmes baignées de contradictions, tantôt mystérieuses, tantôt pures.
Vers un pays inconnu s’ouvre sur un semblant d’images d’archives. Dans une plaine désertique, probablement en Palestine, le vent souffle fort, balaye les figures de deux hommes qui regardent au loin. Cette perspective, c’est l’Allemagne. Leur objectif : déguerpir jusqu’en Europe, ouvrir un café, croire en la possibilité d’une vie qui mérite d’être vécue. Mais pour le moment, les cousins Chatila et Reda sont bloqués à Athènes par manque d’argent. En attendant de rassembler cette importante somme d’argent qui leur permettra d’acquérir de faux passeports, ils vivent piteusement dans un squat insalubre, entre des junkies et des déshérités dont les figures rappellent trop les leurs pour éprouver la moindre sympathie à leur égard.
Ensemble, dans les derniers espaces libres qu’Athènes a à leur offrir, ils multiplient les combines, les magouilles, les vols à l’arraché. Plusieurs fois, ils le répètent : “On a quoi à perdre de toute façon ?” Toujours l’un avec l’autre, malgré les disputes, les dissensions, Chatila et Reda pourraient être les deux faces d’une même pièce ou “un vieux couple” comme le dit Malik, un gamin de treize ans venant de Gaza qui souhaite rejoindre sa tante en Italie. Cet enfant, rencontré par hasard dans la rue, est « un don du ciel« . Un minois charmant au tempérament coloré d’une répartie généreuse. Il bouscule les adultes par son naturel, leur offre une occasion de se faire de l’argent.
À l’exception de quelques plans disruptifs qui regardent vers le ciel, Mahdi Fleifel focalise sa caméra sur ses deux personnages principaux. À mesure que les difficultés obstruent leur chemin, Chatila et Reda sortent des cadres moraux habituels. Dans cet embourbement qu’est l’exil, les cousins sont condamnés à une sorte de maladie de l’âme : faut-il se languir dans un présent véreux pour s’offrir un avenir meilleur ? À la manière d’un moraliste, Mahdi Fleifel trouve le ton juste pour caractériser ses deux personnages principaux que les visages quasiment inconnus de Aram Sabbagh et Mahmood Bakri servent à merveille. Avec l’utilisation qu’il fait des zooms – avant et arrière – Vers un pays inconnu fait tomber le masque de deux âmes baignées de contradictions, tantôt mystérieuses, tantôt pures. Ainsi, sans arrogance ni pathos, se ressentent les raisons des uns, celles des autres, les craintes, l’isolement, la peur de la solitude, les concessions, la prostitution ainsi que les addictions, symbole impitoyable de la promesse d’une évasion immédiate. Entre leurs remords avoués et nos émotions ressenties, s’articule cette formule de repentance exprimée par Reda : “Ce sont des gens comme nous.”
S’il parvient, avec ce premier long-métrage de fiction, à peindre merveilleusement ces deux âmes stagnantes, le film manque d’une certaine épaisseur, d’une vivacité éclairante et stressante que dicte l’action. C’est là, dans le virage du thriller, que le film perd de son originalité. En interview, Mahdi Fleifel invoque volontiers les influences du thriller des rues tel Macadam Cowboy. Si cela ne suffit pas, la fin du film, bluffante, rappelle celle d’un autre film américain, Le Lauréat, avec toute la tragédie supposée.
RÉALISATEUR : Mahdi Fleifel NATIONALITÉ : palestinienne GENRE : drame AVEC : Mahmood Bakri, Aram Sabbagh DURÉE : 1h46 DISTRIBUTEUR : Eurozoom SORTIE LE 12 mars 2025