Robert Zemeckis est sans nul doute l’un des plus grands expérimentateurs du cinéma américain contemporain à côté d’un certain James Cameron : il suffit de mentionner l’insertion du personnage principal dans des images d’archives dans Forrest Gump, celle vertigineuse de personnages dans des scènes déjà filmées dans Retour vers le futur 2, le mélange d’images d’animation et réelles dans Roger Rabbitt, les effets spéciaux pharamineux et hilarants dans La Mort vous va si bien, ou encore la performance capture dans ses trois films des années 2000 (Le Pôle Express, La Légende de Beowulf, Le Drôle de Noël de Scrooge). Pourtant sa dernière grande réussite est un film plus classique et sage côté effets visuels, Flight. Lors de ces dernières années, il a connu de sévères échecs avec Sacrées sorcières et Pinocchio. Avec Here -Les plus belles années de notre vie, il reprend sa casquette d’expérimentateur en filmant six histoires de famille de 3 500 000 000 av. J.C. jusqu’à aujourd’hui, d’après la bande dessinée culte éponyme de Richard MacGuire.
Six histoires s’entrecroisent dans Here. La première se déroule au temps d’Amérindiens qui tombent amoureux et fondent une famille ; la seconde a lieu à l’Indépendance avec Benjamin Franklin pour héros ; la troisième au début du vingtième siècle avec un pionnier de l’aviation casse-cou et son épouse, morte de peur par les risques qu’il prend ; la quatrième juste avant la seconde guerre mondiale chez un inventeur qui va faire fortune ; la cinquième, des années 50 au début du XXème siècle, celle d’un apprenti peintre qui aurait voulu prendre son autonomie et quitter la maison de banlieue que ses parents occupent. La dernière, la sixième, se déroule de nos jours et met en scène une famille afro-américaine, ce qui témoigne de l’évolution sociologique de la famille américaine.
A la différence des autres films expérimentaux de Zemeckis, l’expérimentation ne constitue pas un adjuvant sympathique et indispensable mais le coeur même du dispositif.
Même en simplifiant les intrigues de Here, Zemeckis reste fidèle au parti pris d’axe unique de la bande dessinée, celui d’une caméra située dans le coin gauche d’un salon, qui permet d’observer les évolutions de quelques familles des Etats-Unis sur plusieurs siècles. Il renoue ainsi avec l’axe unique des films des frères Lumière, en particulier celui de L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat. L’idée est très belle, celle de penser qu’un seul axe de prise de vues peut suffire à capter l’essentiel de l’humanité. Néanmoins, à la différence des autres films expérimentaux de Zemeckis, l’expérimentation ne constitue pas un adjuvant sympathique et indispensable mais le coeur même du dispositif. A la longue, ce dispositif, comme tous les dispositifs, peut s’avérer aliénant et étouffant. Il aurait peut-être fallu un Resnais à qui le film fait souvent penser, et qui parvenait à se tirer de paris formels impossibles comme Smoking/No smoking ou On connaît la chanson.
Here n’est pourtant pas une catastrophe, à condition de lui laisser le temps d’agir sur le spectateur. Il s’avère que, même si les saynètes ne durent pas très longtemps, l’entrecroisement des différentes intrigues mélangeant à la fois les familles et les temporalités peut représenter un moment éprouvant pour le cinéphile non aguerri. A la différence de la bande dessinée, les diverses vignettes ne sont pas datées, ce qui peut représenter un obstacle supplémentaire. A chaque changement de séquence, des mini-écrans s’ouvrent en incrustation dans l’écran, effectuant une transition souple et fluide dans la narration. La technologie représente ici une aide non négligeable pour Zemeckis : en plus, de ces marque-pages en forme de mini-écrans qui finissent par se fondre dans l’écran général, la technologie Metaphysic Live utilise de manière judicieuse l’intelligence artificielle pour rajeunir en temps réel les acteurs du film. L’effet se montre extrêmement bluffant pour Tom Hanks et Robin Wright, rajeunis en adolescents et paraissant davantage que Paul Bettany et Kelly Wright, jouant leurs parents et qui ont vingt ans de moins dans la vraie vie.
Donc si la technologie remplit parfaitement son office, où le bât blesse-t-il? Dans le fait que toutes les intrigues (deux ou trois) se passant avant la Seconde guerre mondiale paraissent hors sujet ou plus exactement n’apportent rien d’un point de vue narratif, dramatique ou émotionnel à l’intrigue du film. Passons donc sur les dinosaures (clin d’oeil à Jurassic Park de Spielberg ou The Tree of life de Terrence Malick). les Amérindiens ou Benjamin Franklin. Here trouve son véritable rythme et sa nécessité dans les cinquième et sixième histoires. Lorsque le film se stabilise du côté de la cinquième histoire avec Tom Hanks et Robin Wright, avec leur souhait d’autonomie jamais assouvi, leurs rêves de réussite et de liberté, leurs illusions et regrets à jamais enterrés, Here fait naître une véritable émotion qu’on aurait aimé ressentir de manière plus permanente. Idem pour la sixième histoire où une famille afro-américaine finit par occuper cette fameuse maison de banlieue et nous fait vivre les malheurs et déboires d’une famille noire aux Etats-Unis.
Le film prend alors son rythme de croisière, peut-être un peu tard, mais selon l’expression consacrée, mieux vaut tard que jamais. Le problème central du film provient aussi d’une sentimentalité banale qui n’apprend pas grand’chose et qui représentait déjà le défaut des films réalisés par Zemeckis, y compris parmi ses plus grandes réussites des années 80-90, sentimentalité un peu bébête qui se fait entendre via la musique d’Alan Silvestri, en écho au deuxième titre français du film, Les Plus belles années de notre vie, clin d’oeil à l’un des meilleurs films de William Wyler qui n’avait pourtant rien de véritablement sentimental. En dépit de tout cela, en raison de l’ambition phénoménale du projet, Here ne laisse pas un souvenir désagréable, à défaut d’être impérissable. Certes, la promotion du film, fondée sur le souvenir de Forrest Gump, est à la limite mensongère, sauf à considérer que l’on peut comparer un film en mouvement perpétuel à un film en plan fixe. La comparaison par rapport à Cloud Atlas, autre film mélangeant les personnages et les temporalités, où jouait déjà Tom Hanks, s’effectue également au détriment de Here. Zemeckis, en metteur en scène roué, garde pourtant la plus belle surprise de son film pour la fin, en s’inspirant de Manoel de Olivera dans les dernières minutes de Val Abraham.
RÉALISATEUR : Robert Zemeckis NATIONALITÉ : américaine GENRE : drame, fantastique AVEC : Tom Hanks, Robin Wright, Paul Bettany, Kelly Reilly, Michelle Dockery DURÉE : 1h44 DISTRIBUTEUR : SND SORTIE LE 6 novembre 2024