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Julie se tait : la vie demi-volée

Comme deux amis qui se prendraient la main, le sport a toujours accompagné l’histoire du cinéma. Nés à la fin du XIXᵉ siècle, les deux ont pour genèse la mise en mouvement du corps et de l’image : les frères Lumière inventent le cinéma en 1895 ; Pierre de Coubertin relance les Jeux Olympiques dans leur version moderne, un an plus tard. Si le sport a définitivement trouvé son terrain de représentation sur le petit écran, le cinéma continue d’y trouver matière non plus tant à glorifier l’exploit qu’à interroger ses dérives. Après avoir questionné la place des femmes dans le sport (Joue-la comme Beckham) ou la violence d’un milieu machiste (Million Dollar Baby), le cinéma contemporain explore désormais les zones grises de l’emprise et des abus de pouvoir. En France, Slalom en est un exemple marquant, tandis qu’en Belgique, Leonardo van Dijl avait déjà attiré l’attention avec Stéphanie, court-métrage sur une jeune gymnaste confrontée à une pression écrasante. Le voilà de retour à Cannes, à la Semaine de la Critique, avec son premier long-métrage : Julie se tait, où les filets du silence se tendent sur un court de tennis.

Julie, malgré son jeune âge, est une étoile montante. Élève d’une académie d’élites, elle consacre toute sa vie à son sport. À l’approche d’une sélection décisive, son entraîneur est suspendu : une autre joueuse s’est suicidée, une enquête est ouverte, chacun doit parler. Julie, elle, se tait.

Dans une première scène, un plan fixe la montre répétant ses gestes devant une balle invisible. Frapper dans le vide, jouer sans réponse, imaginer le bruit des coups : tout dit déjà son isolement. La mise en scène l’accentue encore, en occultant systématiquement l’autre moitié du terrain. Le véritable adversaire de Julie ne se trouve pas derrière le filet. Le véritable match se joue au-delà des limites du terrain. En ses débuts, le dispositif de mise en scène réduit les voix alentour, floute le second plan offrant au regard l’apparition de Julie, seule,  séparée par son talent, par son investissement, par son statut d’exception — elle est la seule du club qui ne paye pas sa licence. Son emploi du temps est saturé : études, kiné, préparation physique, séances supplémentaires. « Je dois faire mon physique », répète-t-elle en refusant les sorties.

Là où les mots ne sont pas dits et là où les situations ne sont qu’approchées, Leonardo van Dijl offre les racines d’un mystère qui s’entrelace dans un temps qui révèle toute chose.

« Ça fait 10 ans que le club n’a pas eu une fille comme toi. Une fille comme toi, moi j’en ai jamais eu » lui dit son entraîneur Jérémy, suspendu temporairement après le suicide d’une de ses joueuses. Une enquête est ouverte. Tout le monde est invité à partager son histoire, à prendre la parole. Lui, Jérémy, n’est longtemps que ça, une parole, des mots, une voix. Le film choisit de ne pas le montrer directement. Un homme banal, dont la parole pourtant enferme Julie un peu plus : il dénigre les autres filles, critique son nouveau coach, ordonne à son père de rester dans la voiture. Sous couvert d’attention, il resserre l’étau. Après #MeToo, ce choix du cinéaste est un geste fort : ne pas concéder de terrain aux agresseurs, ne pas les représenter frontalement et montrer l’emprise sans faire d’un personnage, une figure du Mal. Au sport comme au cinéma, le Mal n’a pas un visage unique, il en a des milliers. Cet entraîneur, c’est Monsieur Personne. C’est Monsieur Tout-le-Monde. D’ailleurs, le seul moment où l’on est vraiment avec lui, c’est avec Julie : et l’on comprend, rétrospectivement, que cette scène — éclairée par la fin du film — n’était que le moment où elle s’est jouée de lui, l’enregistrant pour reprendre l’avantage.

Ce choix — ne rien montrer frontalement — est le geste le plus précieux du film. Pas de grand discours, pas de scène explicite, seulement une rencontre furtive, une main sur un bras, et cette phrase : « Quand tu m’as demandé d’arrêter, j’ai arrêté. » Tout se joue dans la gêne, dans la reconstruction mentale laissée au spectateur, dans les contradictions de la parole de l’entraîneur, notamment lorsqu’il commente le suicide d’Aline en s’en déclarant victime. Son déni révèle plus que n’importe quel flash-back. Julie sait à qui parler, mais ne le fait pas — pas encore. Le moment n’est pas venu. C’est lorsqu’elle apprend que Jérémy entraîne dans un autre club, qu’elle décide de briser la chaîne de la reproduction d’abus. Depuis le début, la caméra nous indique bien que Julie a la balle dans son camp. 

Julie se tait possède tout ce qu’on attend d’un premier long-métrage prometteur : une voix, une précision formelle, une idée claire de ce qu’il veut montrer — et surtout de ce qu’il choisit de ne pas montrer. Là où les mots ne sont pas dits et là où les situations ne sont qu’approchées, Leonardo van Dijl, parfaitement accompagné par la joueuse de tennis Tessa Van den Broeck, offre les racines d’un mystère qui s’entrelace dans un temps qui révèle toute chose. Une germination de la parole dans le silence des êtres. 

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RÉALISATEUR : Leonardo Van Dijl
NATIONALITÉ : belge
GENRE : drame
AVEC : Tessa Van den Broeck, Koen De Bouw, Claire Bodson
DURÉE : 1h37
DISTRIBUTEUR : Jour2Fête
SORTIE LE 29 janvier 2025