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Julie se tait : la vie demi-volée

Comme deux amis qui se prendraient la main, le sport a toujours accompagné l’histoire du cinéma. Institutionnalisés à peu de choses près à la même époque, leur genèse trouve son origine à la fin du XIXème siècle. Pour rappel, c’est des mains et de l’esprit des frères Lumière que le cinéma est apparu en 1895. Un an plus tard, les premiers Jeux Olympiques de l’ère moderne se déroulent à Athènes, idée concrétisée par un autre Français, Pierre de Coubertin. Le corps et l’image en mouvement. Ils étaient fait l’un pour l’autre. Pourtant, si le sport a définitivement trouvé son terrain de représentation sur le petit écran depuis quelques décennies, il continue d’arriver sur les écrans des cinémas, moins par l’unique témoignage d’un exploit que par les dérives qu’il peut occasionner. L’époque étant toujours de son temps, le cinéma par ses formes et par ses fonds, ne fait ni plus ni moins que d’évoluer au gré de la société. C’est dans cette veine, après la représentation de la difficulté pour les femmes de pratiquer le sport à l’égal des hommes comme dans Joue-la comme Beckham (Gurinder Chadha, 2002), celle de la lutte contre un milieu machiste avec Million Dollar Baby (Clint Eastwood, 2004), que le cinéma, toujours conjugué au féminin, se penche sur les questions relatives aux abus de pouvoir dans les milieux de la performance sportive. Dans le cinéma français, exemplairement Slalom, le premier long-métrage de Charlène Favier, abordait avec justesse et intelligence ce sujet. Un voisin belge, Leonardo van Dijl, s’était fait remarquer sur la scène internationale du cinéma en 2020 avec la sélection de son court-métrage Stéphanie au Festival de Cannes. Stéphanie tirait le portrait d’une jeune gymnaste de 11 ans en interrogeant les limites et les pressions auxquelles devait faire face une sportive, d’autant plus qu’elle n’était qu’une enfant. Le voilà de retour à Cannes, sélectionné à la Semaine de la Critique, avec un premier long-métrage, Julie se tait, qui met les pieds sur le terrain de tennis où les filets du silence claustrent son personnage.

Malgré son jeune âge, Julie est une star montante du tennis. En tant que vedette d’une académie d’élites, elle consacre toute sa vie à son sport, à un avenir professionnel qui lui tend les bras. À l’approche d’une sélection primordiale pour son avenir professionnel qui lui tend les bras, l’entraîneur de Julie est suspendu par le club. Une enquête est ouverte. Tout le monde est invité à partager son histoire. Mais Julie préfère garder le silence… 

Dans une première séquence illustrative, un plan fixe qui voit entrer et sortir du champ Julie (Tessa Van den Broeck) lors d’un entraînement où elle frappe avec sa raquette de tennis le vide. Taper pour rien dans une balle invisible. Répéter les gestes, simuler les tentatives, imaginer le bruit des coups. Jouer au silence sous les lumières artificielles de la salle où s’exerce Julie, seule. Lors des nombreuses scènes où Julie est à l’entraînement, la caméra l’isole en occultant la seconde partie du terrain. On voit Julie répondre aux coups qui lui sont envoyés. La caméra semble montrer que l’adversaire, le véritable, n’est pas situé de l’autre côté du filet. L’objectif de la caméra rend l’arrière-champ flou, les voix alentours sont très basses, le dispositif fait d’elle une personne isolée. Isolée parce que meilleure que les autres, isolée parce que différente, moins bourgeoise – c’est l’unique joueuse du club des Hirondelles qui ne paye pas sa licence – son talent la dispose à l’écart, au-dessus des autres. Son investissement dénote. La jeune femme polie, disciplinée et ponctuelle en fait plus que les autres dans un emploi du temps surchargé entre les études, la kiné, la préparation physique à l’extérieur comme à la maison, le test Vameval, le gainage et les séances supplémentaires. « Je dois faire mon physique » dit-elle refusant une sortie entre amies. Julie joue, mais pour elle tout se joue sur un autre terrain.

Là où les mots ne sont pas dits et là où les situations ne sont qu’approchées, Leonardo van Dijl offre les racines d’un mystère qui s’entrelace dans un temps qui révèle toute chose.

« Ça fait 10 ans que le club n’a pas eu une fille comme toi. Une fille comme toi, moi j’en ai jamais eu” lui dit son entraîneur, Jérémy, suspendu temporairement par le club après le suicide d’une de ses joueuses. Une enquête est ouverte. Tout le monde est invité à partager son histoire, à prendre la parole. Lui, Jérémy, n’est longtemps que ça, une parole, des mots, une voix. La caméra travaille son absence physique en même temps que le silence gêné de Julie. Témoins de ce spectacle, nous assistons à la pensée d’un homme au physique balayé par le champ. Le monstre n’a qu’un visage retransmis par vidéo, il n’a pas la gueule macabre du type barré. C’est monsieur personne, c’est monsieur Tout-le-monde. Il a une parole, des mots et une voix qu’il utilise pour esseuler encore plus sa protégée. Il dénigre le coach qui le remplace, dit à Julie qu’il ne doit pas l’accompagner au BTF, une école de tennis prodigieuse. Et ton père, « c’est mieux qu’il reste dans la voiture. » Seul, le petit chaperon rouge entre mieux dans la gueule du loup.

Dans le silence de l’agneau et de son ambiance aux couleurs feutrées, le film trouve son geste d’intelligence cinématographique où la question de l’abus et de l’emprise mêle le déséquilibre de Julie au nôtre. Aucun mot clair, translucide, juste n’est employé. Aucune situation n’est montrée, si ce n’est une rencontre furtive dans un bar/restaurant, un bras touché et une phrase lourde de sens : « Quand tu m’as demandé d’arrêter, j’ai arrêté. » La parole est au silence, les situations à la gêne, la reconstitution des images à chacun. Ce sont ses mots qui le trahissent, lors de sa prise de parole sur le suicide d’Aline, des mots qui rappellent les égouts du déni, renvoyant sa joueuse à des problèmes de santé mentale. « Aujourd’hui, je suis victime. Je trouve ça révoltant que le club entretienne ce trouble » ose-t-il. Si Julie sait à qui parler, elle ne le veut pas. Il n’est pas temps. Lorsqu’elle apprend que son ancien entraîneur Jérémy coache à nouveau dans un autre club, forte de sa sélection à la BTF, Julie a la balle dans son camp. C’est ce que nous laisse voir la caméra durant tout le film.

Julie se tait coche les attentes que nous avons d’un premier long-métrage : une voix, un style, un mouvement, de la créativité, une forme. L’ensemble est maîtrisé et les éléments en clair-obscur bouleversent nos réflexes de cinéphile. Là où les mots ne sont pas dits et là où les situations ne sont qu’approchées, Leonardo van Dijl, parfaitement accompagné par la joueuse de tennis Tessa Van den Broeck, offre les racines d’un mystère qui s’entrelace dans un temps qui révèle toute chose. Une germination de la parole dans le silence des êtres.

3.5

RÉALISATEUR : Leonardo Van Dijl
NATIONALITÉ : belge
GENRE : drame
AVEC : Tessa Van den Broeck, Koen De Bouw, Claire Bodson
DURÉE : 1h37
DISTRIBUTEUR : Jour2Fête
SORTIE LE 29 janvier 2025