Les chroniques de Darko : L’histoire de Souleymane : Immigration sensible

Après avoir réalisé des documentaires sur le Vietnam où il séjourne entre 2001 et 2005, Boris Lojkine, normalien et agrégé de philosophie, s’expatrie en Afrique où il réalise son premier long métrage de fiction, Hope, en 2014, puis un deuxième, Camille, pour lequel il remporte le prix du public au Festival International du film de Locarno 2019. Au Festival de Cannes 2024, L’Histoire de Souleymane reçoit le prix du jury dans la section Un Certain Regard ainsi que le prix du meilleur acteur pour Abou Sangare dans le rôle de Souleymane. C’est l’histoire de ce dernier qui nous est racontée dans le film, celle d’un jeune immigré guinéen travaillant comme livreur en attendant d’obtenir ses papiers français. Le récit est resserré en deux jours denses au cours desquels nous suivons Souleymane dans ses péripéties à vélo à travers les rues de Paris, pédalant, livrant, courant pour rattraper un bus ou le métro afin de ne pas arriver en retard au foyer où il gîte temporairement.  

La caméra est constamment en mouvement, au plus près de l’acteur, qui est de chaque plan, de chaque séquence, si bien que nous sommes emportés avec lui comme dans un souffle tempétueux qui balaie la ville. Comme Souleymane n’a pas encore la nationalité française, il est obligé de louer un compte auprès d’un autre livreur pour pouvoir travailler, ce qui ne va pas sans certains inconvénients, notamment celui de ne pas être payé lorsque le titulaire estime que Souleymane est responsable de la fermeture de son compte suite à une cliente mécontente. En effet, à force de rouler à toute allure pour livrer en temps et en heure sa commande, il est victime d’un accident et heurte une voiture à un croisement. Mais il se relève et reprend la route. Il est fascinant de se rendre compte de la ténacité dont Souleymane fait preuve dans une lutte de chaque instant pour ne pas tomber. Tomber dans le désespoir, la lassitude et tomber littéralement de fatigue.

La caméra est constamment en mouvement, au plus près de l’acteur, qui est de chaque plan, de chaque séquence, si bien que nous sommes emportés avec lui comme dans un souffle tempétueux qui balaie la ville.

En fil rouge du film, l’entretien de demande d’asile auprès de l’OFPRA que doit passer Souleymane tracasse celui-ci, qui ne sait se dépêtrer de l’histoire qu’il est censé raconter et qui lui est soufflée par le représentant d’une association de réfugiés douteuse, qui réclame de l’argent en échange de faux documents. Celle d’un opposant politique responsable de la sécurité arrêté par la police, emprisonné et torturé par cette dernière. Les noms, les lieux, les dates précises qu’il doit livrer comme autant d’informations détaillées destinées à convaincre son interlocuteur tournent dans sa tête et s’embarrassent parfois entre elles. Il pose des questions sur les circonstances et les particularités d’un récit qui apparaît a priori construit de toutes pièces. Car que savons-nous réellement de Souleymane et de son histoire? A force de le suivre d’aussi près et d’être constamment auprès de lui, nous avons l’impression de le connaître mieux que personne. Et pourtant, nous ne saurons qu’à la fin du film ce qui a poussé Souleymane à quitter son pays pour la France. Et si ce n’était que pour avoir un avenir meilleur, qui pourrait lui en vouloir? La fiction est rattrapée par la réalité d’une grande partie de la population française qui ne veut plus de ses immigrés, stigmatisés comme les fauteurs de troubles de notre pays, comme les barbares qui envahiraient notre civilisation.

Ce que l’on sait, c’est que la vie d’un immigré réfugié en France n’est pas de tout repos, loin des clichés sur l’assistanat et sur la bienveillance accordée par l’Etat français qui ont cours parfois. L’entraide au sein de la population d’origine africaine, même si celle-ci entretient au quotidien une certaine forme de camaraderie, n’est pas toujours de mise. Souleymane lui-même croisant des réfugiés venant d’arriver sur le territoire répond à leur demande par une fin de non-recevoir, n’ayant pas le temps de s’occuper de leur problème, ayant déjà fort à faire pour lui-même. Car, en quittant son pays, il a dû se séparer de sa fiancée avec laquelle il maintient une relation à distance via le téléphone portable. Elle est sur le point de s’engager avec un autre, un ingénieur de surcroît –  espoir d’une vie meilleure, là aussi – et demande son avis à Souleymane. Et l’on mesure l’envie et le désir de Souleymane de s’installer en France au sacrifice qu’il fait de son amour pour Kadiatou. Le film, prenant aux tripes et haletant à l’exemple d’un thriller réaliste à souhait, a bien mérité son prix. Et Abou Sangaré, acteur non professionnel dont la vie a inspiré partiellement le scénario, le sien, tant il fait preuve d’un charisme naturel époustouflant, illuminant la pellicule par sa beauté physique et morale. Un film grave qui nous renvoie à une actualité désespérante quand on assiste en direct au discours et aux mesures d’extrême droite prêtes à être prises par notre gouvernement en matière d’immigration.