Les chroniques de Darko: All we imagine as light : L’amour face à la tradition

Le premier film de fiction – après un film documentaire – de sa réalisatrice indienne, Payal Kapadia, obtient le Grand Prix du jury au Festival de Cannes 2024. Un film à la fois politique et atmosphérique qui nous charme par le sentiment de tendresse qui émane du point de vue qu’elle adopte sur son sujet. Prabha est infirmière à l’hôpital de Mumbai où elle apparaît bien intégrée. Son mari, quant à lui, vit loin d’elle en Allemagne. Elle n’a plus de nouvelles de lui depuis un an lorsqu’un cadeau anodin – un autocuiseur –  lui parvient de ce pays, ravivant le souvenir douloureux de sa séparation. Dès lors, elle ne vit plus que hantée par le vide de son absence. Elle vit en colocation avec une collègue de travail plus jeune qu’elle prénommée Anu qui vit une relation amoureuse cachée avec Shiaz. En effet Shiaz est musulman et il apparaît difficile pour la famille d’Anu d’accepter un gendre d’une autre religion qu’elle. D’autant plus que cette famille a engagé des démarches pour un mariage arrangé avec un homme que Anu ne connaît pas. C’est l’un des thèmes du film, hautement politique. Car sur ce sujet, la société indienne n’a pas tant évolué qu’on pourrait le croire et dans la génération des 30-40 ans, la proportion s’élève à 92% de mariages arrangés!

Le film montre bien à quel point Anu et Shiaz sont obligés de se cacher pour échapper à la vigilance de leur entourage, cherchant la solitude d’un parking souterrain ou la pénombre d’un sous-bois pour s’embrasser, voire au sein de la nature aux abords d’une grotte. Mais Anu n’échappe pas aux commérages des infirmières de l’hôpital où elle travaille, pression sociale que l’on sent toujours pesante sur les personnages. Jusqu’à Prabha qui, dans un moment d’exaspération, va lui reprocher son caractère volage – avant de s’en excuser. Car cette dernière n’a connu son mari que le jour de son mariage comme beaucoup d’autres femmes indiennes. Le sentiment de tendresse réciproque qu’éprouve le couple d’amants cohabite avec l’inquiétude d’un avenir qui les ronge. La question étant de savoir s’ils vont réussir à échapper au déterminisme social qui oriente le destin des jeunes hommes et surtout des jeunes femmes de l’Inde.

Entre deuil et espoir, l’amour y est sujet à l’angoisse existentielle des personnages. Il est une réalité que le film met en scène avec les joies et les souffrances qu’il entraîne de l’absence de l’objet aimé à l’interdit de la tradition.

Bombay est aussi l’un des personnages du film dont l’économie est distribuée en deux tableaux. Le premier se déroulant dans ce qui est la ville d’Inde la plus peuplée et la dixième au monde si l’on compte son agglomération. Les premiers plans en travelling filmant l’étalage des marchandises sur les trottoirs de la ville soulignent la richesse marchande de Bombay, capitale commerciale du pays. Tandis qu’on découvre la foule de ses habitants errant la nuit le long des rues encombrées – la nuit surtout avec ses lumières de toutes les couleurs créant une atmosphère féerique – mouvement incessant et fêtes en l’honneur des dieux hindous sur fond de musique jazz comme improvisée, rappelant la bande-son des films de John Cassavetes – on pense à Shadows – dans sa nature spontanée et son mixage qui l’intègre au son de la ville. Une ville impitoyable – cité des illusions – pour les plus démunis, auxquels appartient Parvaty, cuisinière à l’hôpital et amie de Prabhan qui se voit sur le point d’être expulsée de son logement malgré les vingt années où elle y a vécu avec son mari. On assiste à une réunion syndicale avec les deux femmes en soutien aux mal-logés.

Le deuxième tableau se situe dans un village éloigné de la ville – on y vient en bus – au bord de la mer. Shiaz y a suivi sa fiancée. Et les tons ocre de succéder à la lumière bleutée sombre de la première partie du film se déroulant surtout la nuit. C’est là que se dévoilent les sentiments. Entre deuil et espoir, l’amour y est sujet à l’angoisse existentielle des personnages. Il est une réalité que le film met en scène avec les joies et les souffrances qu’il entraîne de l’absence de l’objet aimé à l’interdit de la tradition. Un choix est à faire qui décidera de leur destin. Mais tout n’est pas possible et on ne revient pas en arrière. All we imagine as light est autant un film sur l’amour que sur la condition des femmes au sein de la société indienne, traversé par un vaste mouvement d’empathie pour les êtres qui le peuplent.