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Locust : Taïwan Gangster

En 2022, le discours du président chinois Xi Jinping à l’ouverture du XXème Congrès du Parti communiste à Pékin a suscité des réactions inquiètes, notamment pour Taïwan, rappelant par l’utilisation d’un lexique commun l’entreprise de Vladimir Poutine vis-à-vis de l’Ukraine. Le gouvernement chinois entend “réunifier” la Chine et Taïwan – terme abusif puisque Taïwan n’a jamais été administré par le régime communiste – en “ne promettant jamais de renoncer à l’usage de la force et nous nous réservons le droit de recourir à toutes options nécessaires. La réunification complète de notre pays doit être réalisée, elle le peut et elle le sera sans aucun doute.” Lesté d’un contexte politique oppressant, à l’instar de ses camarades de sélection à la Semaine de la Critique comme Simón de la montaña ou encore Les filles du Nil, Locust, le premier long-métrage de Keff cuisine en saveurs l’histoire de Zhong-Han dans le bain des violences asiatiques. 

En 2019, à Taïwan, l’économie ballante fragilise populations et industries.  Zhong-Han, un jeune homme muet mène une double vie. Le jour, il offre sa force de travail dans une cantine familiale et la nuit, agissant avec sa bande de gangsters, il dépouille des plus fortunés pour le compte de mafieux locaux.

En plein écran, les images d’un JT retransmettent les dernières informations des tensions à Hong Kong. On y apprend que la police attaque les manifestants. Par ricochet arrière de la caméra, des précisions nous sont données : on s’éloigne de la TV, on comprend alors qu’elle est placée dans une laverie où quelques personnes attendent leur linge propre, prêtant peu d’attention aux événements. La caméra recule encore, on sort et suit Zhong-Han (Wilson Liu), un jeune homme qui pousse un chariot en direction de la cantine dans laquelle il travaille au bout de la rue. C’est là qu’il passe son temps le jour, à nettoyer les tables, la vaisselle, en présence d’un couple de cuisiniers locataires qui s’attache à la préparation de nouilles. Sont-ce ses parents ? Peu bavard, le jeune homme est-il muet de naissance ou choisit-il de l’être ? Peu importe, il ne l’est pas vraiment puisqu’il sait se faire comprendre. La nuit, le contraste est saisissant : Zhong-Han fait partie d’un gang qui rackette garagistes, bijoutiers et autres plus fortunés. À Taïwan, la situation n’est pas florissante. Le chef du gang auquel il appartient lui demande : “Comment faire quand les gens ont plus de fric ? Même les gangs font faillite.” L’argent manque à tous, aux plus valeureux, aux plus démunis. Les clients de la cantine manquent et le propriétaire annonce qu’il a vendu le bail à un riche investisseur. Avec sa famille, il s’exile au Canada, quittant Taïwan, une terre qu’il sermonne d’avoir “des élections tous les deux jours, une économie de pire en pire.” Un silence : “Taïwan, c’est fini.” Fini pour lui, moins pour les locataires de cette cantine tenue depuis trois générations par la même famille, qui tiennent autant à la tradition qu’à leur dignité.

La formule de ce qu’on peut déjà considérer comme un grand film noir contemporain est simple : Locust déploie son monde, petit à petit, comme ce titre énigmatique qui prend son sens dans les derniers instants.

Tu n’as pas eu de chance à la distribution des cartes mais tu joues quand même, tu ne te dégonfles pas.” dit le chef du gang (Devin Pan) à Zhong-Han, silencieux mais fatal comme l’arme qu’il lui offre. Que ce soit en amour, en négociation, au travail ou dans ce qu’on peut légitimement considérer comme étant une famille, Zhong-Han est spectateur autant que moteur. Il est présent, écoute beaucoup, communique en retenue. Avec lui, on se concentre sur le souffle des émotions, sur les couleurs, les sons, les traits des visages, nous sommes témoins d’un monde en déclin où une jeunesse perdue cherche sa juste place. La nuit, dans un labyrinthe de couleurs néonisés, on assiste à des manipulations et dépossessions de tiers. Les subterfuges inventifs, moins spectaculaires que le cinéma chorégraphique hongkongais, dessinent une colère sourde, un défouloir. Le calme du jour apaise les coups de sang nocturnes. Les propriétaires du restaurant s’occupent de lui comme un fils, tandis qu’une relation s’entame avec une jeune caissière du coin. La tendresse s’ébauche dans les gestes, dans les regards, dans les activités qu’ils font ensemble : lecture, cinéma, balade. Ensemble, dans une simplicité communicative, ils nouent un attachement que le temps vient consolider comme dans cette belle scène au salon de thé : l’attente, le bougonnement, l’incommodité du prix élevé, une phrase qui rattrape la douceur d’un rien. “Fais pas la tête, c’est mon jour de congé. J’en ai pas beaucoup.” 

Si Zhong-Han s’éloigne de la violence à mesure que sa relation amoureuse gagne en épaisseur, l’éclipse de sa nuit et de son jour vient fracasser son équilibre. Comme la première séquence du film, cette scène centrale est admirable : le chef galvanise ses troupes pour la mission nocturne à venir, la faction monte dans un camion, le convoi avance, cela dure quelques minutes jusqu’à ce que le dévoilement de la destination finale vienne cogner Zhong-Han en pleine face. La honte du regard de ceux qui l’aiment le pétrifie. La lumière de son jour lui tourne le dos et la violence se charge du reste. Zhong-Han ne peut s’expliquer. Pourtant, tout semble clair ; même les jeux de masques, même la versatilité des intentions et des identités.

Comme le cinéma, Zhong-Han est muet de naissance. Le fait qu’il ne parle pas – c’est à peine expliqué dans le film comme bon nombre d’éléments – est une métaphore intelligente de Taïwan, un territoire inécouté, dont les échos de l’autre côté du détroit, clament à la radio et à la télévision, leur indépendance démocratique face à la Chine. Dans la rue, les jeunes manifestent. La nuit, Zhong-Han crie.

Ce premier long-métrage est une franche réussite, dans laquelle la défense d’une dignité fait face au précepte d’un système mafieux où l’argent phagocyte les valeurs. Ruinez pour mieux régner. Sur les décombres de la solitude et du rejet, la violence tient bon. La formule de ce qu’on peut déjà considérer comme un grand film noir contemporain est simple : Locust déploie son monde, petit à petit, comme ce titre énigmatique qui prend son sens dans les derniers instants. Les personnages vivent, s’ouvrent comme des coquilles qui recèlent un cœur tendre et pli après pli, c’est une carte humaine des complexités qui s’ouvre à nos yeux. En son cœur, un personnage caméléon qui capte toutes les couleurs des émotions. Au coin de la rue de la narration, dans une colorimétrie nocturne impeccable, Keff deale l’information avec son spectateur, par petites doses, dans des scènes amples où le temps et les mouvements s’étreignent. La caméra n’est jamais un marteau, elle a la délicatesse de ne pas appuyer, mais de donner à voir, à découvrir, un univers aux saveurs complexes créé à partir d’ingrédients très simples. 

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RÉALISATEUR : Keff
NATIONALITÉ : taïwanais
GENRES : drame, thriller
AVEC : Liu Wei Chen, Rimong Ihwar, Devin Pan
DURÉE : 2h15
DISTRIBUTEUR : Tandem 
SORTIE LE Prochainement