Documentariste attitré des atrocités commises par les Khmers rouges au Cambodge entre 1975 et 1979 au nom de l’idéal communiste, desquelles lui et sa famille – il y perd ses parents et une partie de sa famille – ont souffert et qu’il a fuies pour émigrer en France en 1980, Rithy Panh use cette fois-ci de la fiction pour décrire la réaction de trois journalistes français – deux hommes et une femme – à la visite officielle organisée sous l’égide de Pol Pot qu’ils rendent au pays en 1978. L’un d’entre eux, Alain Cariou (Grégoire Colin) est d’emblée et a priori gagné au régime et à son idéologie. Lise Delbo (Irène Jacob) et Paul Thomas (Cyril Gueï) sont plus suspicieux. Accueilli par leur guide ils sont immédiatement enfermés, barreaux aux fenêtres, dans leur chambre. Sentiment de claustration qui dure tout au long du film.
Lise pose des questions dérangeantes sur le sort des intellectuels par exemple, dont on sait qu’ils ont été, avec les membres de professions libérales, considérés comme suspects en raison de leur statut social, pourchassés, massacrés et/ou déportés dans des collectivités agricoles. Paul découvre que les sacs de riz censés nourrir la population sont remplis de terre, allusion aux objectifs irréalistes de rendement fixés par les autorités et à la famine qui s’en est suivie. Interrogé, un paysan visiblement effrayé ne sait que répondre lorsqu’on lui demande de parler de sa famille et pour cause: l’autorité était retirée aux maris sur leurs femmes et aux parents celle sur leurs enfants dont ils étaient brutalement séparés pour qu’ils soient éduqués à part. A la question de la journaliste sur les prisons il lui est répondu qu’il n’en existe pas. En effet, ils sont remplacés par des centres de rééducation où les cambodgiens sont incarcérés pour les motifs les plus variés et où ils y sont torturés. La durée de survie des détenus n’y excédant pas trois mois. Rithy Panh multiplie les allusions au système idéologique et à la réalité du régime des khmers rouges. Mais cette réalité reste cachée aux yeux du spectateur comme elle l’est à ceux des personnages à travers le regard desquels nous percevons les choses.
Mais il manque une colonne directrice à cette disparité ambiante. Et si le film parsème sa route de petits cailloux, rien ne vient concentrer l’attention du spectateur, abandonné à un visionnage d’images fades et sans surprise.
Mais il manque une colonne directrice à cette disparité ambiante. Et si le film parsème sa route de petits cailloux, rien ne vient concentrer l’attention du spectateur, abandonné à un visionnage d’images fades et sans surprise. Les personnages ne recèlent pas de traits de caractères saillants et il est extrêmement difficile de s’y attacher. Ils disparaissent un à un de l’histoire comme ils apparaissent au début, isolés sur une piste d’aviation sans que le danger qui pèse sur eux ne parvienne à prendre le spectateur aux tripes. Le jeu, gestuelle, attitude, comportement et même diction sont souvent en décalage, voire outrés, par rapport au texte et à la situation. L’omniprésence militaire des soldats par lesquels ils sont encadrés ne permet pas même de participer à l’intensité dramatique nulle du film. Or, il y avait quand même beaucoup mieux à faire de ce côté-là. Images, là aussi parcellaires, de villes désertées de force par la population urbaine – exil forcé vers la campagne et les rizières – à l’image d’un peuple fantôme qui n’est jamais rencontré directement par les journalistes coupés de la société cambodgienne.
La figure de Pol-Pot lui-même eût pu soutenir le film. Il est fait dès le début référence au culte de la personnalité de « Frère numéro Un » lorsque le guide militaire ordonne au maître d’œuvre de remplacer le temple qui fait face à la mer par la statue du dirigeant communiste omnipotent du Kampuchéa, décliné d’ailleurs également sous forme de tableau où il s’agit de peindre le dignitaire tout puissant sous son aspect le plus sympathique et favorable au peuple. Figure sombre et mystérieuse savamment maintenue dans l’ombre pour mieux souligner peut-être son caractère fantasmatique. Mais elle n’intervient qu’à la fin du film et encore pour prononcer un discours sur la réalité du régime qui mettra fin aux espoirs béats du personnage d’Alain Cariou, l’intellectuel et idéologue du groupe, sans que nous n’apprenions rien de nouveau sur celle-ci, ou qui nous étonne.
Il y avait matière à réaliser un bon film mais le réalisateur passe à côté de son sujet et on ne sent pas les acteurs complètement investis par leurs personnages respectifs. On ne ressent pas la violence du régime – celle de faire « table rase » du passé comme disent les khmers eux-mêmes – malgré les images d’archives qui la dévoile à intervalles réguliers durant le film – si c’était là son objectif – s’insérant artificiellement et presque de manière fantastique d’ailleurs dans la fiction, ce qui a pour effet d’en dénaturer leur caractéristique documentaire. Et l’on n’est pas plus convaincu par les reconstitutions sous forme de maquettes que la caméra filme comme un commentaire en marge de l’histoire, sans que l’on en comprenne la véritable finalité. En somme et pour tout dire, quelques bonnes idées mais le réalisateur, et le film par conséquent, ne parvient jamais véritablement à atteindre son public. Histoire d’un rendez-vous manqué.
RÉALISATEUR : Rithy Panh NATIONALITÉ : Cambodge, France, Qatar, Taïwan, Turquie GENRE : Drame AVEC : Irène Jacob, Grégoire Colin, Cyril Gueï DURÉE : 1h52 DISTRIBUTEUR : Dulac Distribution SORTIE LE 5 juin 2024