Vampire humaniste cherche volontaire consentant. Tel aurait pu être le titre du premier long-métrage de fiction de Céline Rouzet qui sort quelques mois après son homologue canadien qui décrivait déjà les difficultés d’une adolescente solitaire à s’intégrer dans son monde. Ici, l’histoire commence à l’aube des années 1980, de la façon la plus ordinaire : un écran noir, les cris d’une femme accompagnés par les pleurs d’un bébé, Philémon est né. L’allaitement est douloureux, pas plus que la phrase lapidaire du médecin : “Eh bah il va falloir faire un petit effort”. La mère s’agrippe à la barre du lit, elle serre les dents, son téton saigne et le sang s’effuse sur le tissu blanc. Rappelant un autre film sorti en 2023, la mère ravit son enfant à l’hôpital. Voilà la famille lancée à la dérobade en voiture dans la nuit protectrice. Rythmée par la rêverie électro de Jean-Benoît Dunckel, cette première séquence crée une atmosphère enivrante qui annonce un long-métrage prometteur. L’espoir est permis et comme le dit une voisine plus tard dans le film “ça fait vraiment du bien, un peu de sang neuf.”
Lorsque les beaux jours s’annoncent, une famille emménage au sein d’un quartier pavillonnaire propret afin de se fondre dans le décor pour cacher leur fils, Philémon, un jeune homme pas tout à fait comme les autres.
Pour sa première incursion en fiction, l’ancienne élève de la Fémis fait preuve d’une maîtrise des plans, des mouvements de caméra, d’une imagerie qui se tient à quelques centimètres de l’au-delà pour apporter une touche d’onirisme.
Dix-sept ans plus tard, on retrouve la charmante famille complétée d’une petite fille facétieuse dans l’antre d’une voiture en direction d’un quartier pavillonnaire pour son déménagement. Sur leur chemin, passé le pont comme on passe le Rubicon, les attendent des regards en chien de faïence des voisins et un enfant qui joue au cow-boy en les pointant de son pistolet factice. Malgré ce climat menaçant baigné de soleil, après avoir stationné la voiture devant la maison, le père (Jean-Charles Clichet) donne ses consignes à l’ensemble de la troupe : “Dans ce genre d’endroit, tant que tu fais comme tout le monde, tu es tranquille.” Faire comme tout le monde pour mieux soustraire au regard de tous la particularité de Philémon (la révélation Mathias Legoût Hammond) : être un humain qui ne se nourrit que de sang. Céline Rouzet traite avec une certaine bonhomie l’installation de la famille dans ce quartier pavillonnaire : on tire les rideaux pour bloquer les rayons kryptoniques du soleil, Philémon s’installe dans la chambre orientée plein Nord, le salon se trouve au sous-sol dans le garage. Le vampire est humaniste. À l’inverse, la réalisatrice ne manque d’aucun mordant pour réinterroger les codes sociaux qu’adopte la famille pour ne pas éveiller de soupçons. Cette normalité factice s’incarne lors d’une délicieuse scène de barbecue où les voisins les invitent à venir comme ils sont. “Ils ne vont pas être déçus” ironise Philémon. Le père complète “il faut absolument qu’on ait l’air les plus normaux possible à ce barbecue. Limite, les gens doivent se dire qu’on est chiants.” Sur le gazon plus vert que vert, on assiste à une leçon sociale récitée par tous les membres de la famille où le verbe frelaté sonne drôle : “[Vivre ici], c’est exactement ce qu’on recherchait. Le bon équilibre, profiter de la nature tout en restant proche des commerces, du réseau associatif.” La vie parfaite ou chiante, c’est selon.
Pourtant, en s’approchant des commerces et du réseau associatif, Philémon s’est indéniablement rapproché de la voisine (Céleste Brunnquell), brute et empathique aux nombreux charmes. C’est elle qui le fera sortir de sa nuit afin qu’il se frotte à l’astre solaire. Sa petite sœur l’avait pourtant prévenu en tirant au jeu de la cocotte papier la sentence suivante : “Mon amour est comme une rose, fragile. Prends garde à ses épines.” L’amour mordant, littéralement, gagne les deux jeunes astres qui se tournent autour, parlent cinéma et filent la métaphore sexuelle en revenant sur un épisode crucial durant lequel Philémon a léché le sang de Camila devant ses amis.
– C’était comment ? demande Camila.
– C’était chaud.
– C’était bon ?
– C’était bon.
– Qu’est-ce qui t’a donné envie ? Tu avais déjà fait ça avant ?
– Non. Pause. Pas comme ça.
La caméra se rapproche lentement.
– Tu as eu mal ?
– Non.
Si on préfère se mordre que s’embrasser, l’épreuve des épines n’est jamais loin. Alors que le temps file, l’équilibre autour du secret de Philémon se craquèle. Il est de plus en plus difficile pour la mère (Elodie Bouchez) de garder son sang-froid en tant que nouvelle infirmière pour dérober les poches déclassées, là où elle travaille, au don du sang afin de nourrir sa progéniture. Les amis de Camila ne voient pas d’un bon œil la relation qu’elle entretient avec ce supposé Breton qui regarde le soleil se lever sur l’océan. Au sein de cette cité idéale, au cœur de ces familles Ikéa, la cruauté est un chien sans laisse. C’est au cinéma, dans la caverne des vampires, que l’histoire bascule. Durant une séance de La Nuit des morts-vivants de Romero, Philémon devient le souffre-douleur d’une jeunesse maupiteuse. Par la suite, tout se dérobe… La nuit n’en finit plus et perd ses effets curatifs. Elle n’apaise plus. On comprend que le vampire est voué à souffrir, à vivre une solitude infinie qui se répète comme dans le roman de Gabriel García Márquez. Dans cette inversion de l’horreur, les bêtes étant gentilles et les normaux étant violents, on se souvient de la substantifique moëlle de la fragilité du vampire, de sa propension à l’empathie. Camila est celle qui le comprend et c’est elle qui comprend également les règles de ce jeu inversé. Elle dit “J’espère que mes amis ne t’ont pas fait peur.” De son côté, Philémon prend le pouls auprès de sa mère de celles et ceux qui le nourrissent.
Faisons machine arrière : finissons au début. Malgré le parfum fantastique de son film, Céline Rouzet intercale au début de son œuvre un panneau qui annonce que cette histoire est inspirée d’événements réels. Elle s’en explique elle-même “paradoxalement, le film de genre permet aussi de mettre à distance un réel trop cruel. En l’occurrence, je voulais me distancier de mon histoire personnelle que je n’aurais jamais pu raconter de façon réaliste. » En faisant du vampire un être fragile, obligé de camper dans l’ombre du monde, Céline Rouzet propose une fable où l’intensité des émotions et des sensations permet de critiquer politiquement l’ostracisme des sociétés “normatives” à l’endroit des marginaux, des personnes atteintes de maladies ou de handicaps. Pour sa première incursion en fiction, l’ancienne élève de la Fémis fait preuve d’une maîtrise des plans, des mouvements de caméra, d’une imagerie qui se tient à quelques centimètres de l’au-delà pour apporter une touche d’onirisme. Si le sang prometteur du début ne conserve pas toute sa vitalité, il se dissémine quelque peu dans les tropes des genres qu’il traite, En Attendant la nuit est un premier long-métrage qui donne les gages d’une carrière en devenir. Comme quoi, le mec bizarre, ça fait des belles histoires à raconter !
RÉALISATRICE : Céline Rouzet NATIONALITÉ : française GENRE : drame, fantastique AVEC : Mathias Legoût Hammond, Céleste Brunnquell, Élodie Bouchez DURÉE : 1h44 DISTRIBUTEUR : Tandem films SORTIE LE 5 juin 2024